jeudi 1 juin 2023

Jean-François Lhuillier, l’homme de Tripoli de la DGSE

 


C’est un livre inhabituel. Car parler, avec des brassées de détails, du rôle d’un chef de poste de la Direction générale de la Sécurité extérieure l’est. Evoquer les classiques incompréhensions entre « l’envoyé spécial permanent » et le staff parisien, au sein du monde du silence, l’est également. Pourtant, « la vision que ce livre servirait de règlement de compte est non seulement réducteur mais, tient même du contre-sens » précise dans cet entretien Jean-François Lhuillier. L’intérêt du livre (Mareuil éditions) n’échappera ni aux connaisseurs, ni aux amateurs du « bureau des légendes ».


Ce livre aurait pu avoir pour titre « Voyage au coeur de la DGSE » ?
Pour partie seulement, l’idée initiale n’était pas de parler de la DGSE mais de raconter mes « aventures » à mes petits-enfants. Mais effectivement, ma vie professionnelle a épousé celle de ce grand service pendant une trentaine d’années alors...

...Tant ces 350 pages, nous permettent de vivre un zeste du quotidien, du climat de la Direction générale de la sécurité extérieure ?

Je ne pouvais pas me raconter sans relater l’atmosphère régnant à certains échelons du Service, expliquer les nouvelles règles régissant les mœurs de la Boîte depuis la démilitarisation de 1990, à l’origine de certains travers que je souligne.

Vous y décrivez assez clairement le rôle d’un chef de poste, son fonctionnement, son environnement, ses missions. Notamment en période de crise. Vous avez choisi l’essai, non le roman. Pourquoi ?
Il y a suffisamment d’excellents romanciers qui font vivre les agents secrets dans un monde onirique ! Ma démarche initiale n’était pas de raconter une nouvelle histoire à mes petits-enfants, ce que j’adore faire par ailleurs, mais de leur parler de ma vie, leur dire le jeune homme que j’étais, animé par le goût de l’action et le service de mon pays, et l’adulte que je suis devenu mûri au sein du service spécial de la République. Le roman n’avait donc pas sa place, mais « L’Homme de Tripoli » tient malgré tout du roman en un sens...

Sur un sujet aussi sensible, on peut se demander pourquoi vous avez pris le risque d’écrire cet ouvrage ? Pour régler quelques comptes ? Pour expliquer « que cela se passe comme cela ? ». Pour parler de la Libye vue de votre poste d’observation, poste opérationnel ?
La vision que ce livre servirait de règlement de compte est non seulement réducteur mais, de mon point de vue, tient même du contre-sens. Non, je ne m’inscris pas dans ce type de démarche même si les rapports humains que je décris, une réalité vécue, sont parfois incroyables et tellement éloignés de ce qui préside à la cohésion qui devrait être la base de nos relations internes. Mais je ne pouvais pas m’en abstraire, car je devais expliquer au mieux le milieu dans lequel j’évoluais influençant mes propres actions… Oui, l’idée d’expliquer le véritable vécu d’un chef de poste de la DGSE est ce qui m’a guidé. Cela n’avait jamais été fait jusqu’à présent et en écrivant à mes petits-enfants, j’ai découvert que cette histoire pourrait intéresser le plus grand nombre, en particulier peut-être certains décideurs chargés de la défense des intérêts de notre pays...

La série « Le bureau des légendes » a-t-elle contribué à vous pousser à l’écriture ?
J’ai adoré cette série, une excellente fiction qui tient du Canada Dry, vous savez cette boisson gazeuse qui se comparait au champagne !

« L’homme de Tripoli » c’est aussi illusions et désillusions ?
Le monde des illusions n’est pas celui des agents secrets. Au contraire, notre quotidien est celui du réel, parfois le plus cru, comme on en trouve l’exemple dans le livre.
Les désillusions non plus n’ont pas leur place quand on est dans l’action, ou bien on change de métier ! Se battre reste une valeur fondamentale pour adapter le monde qui nous entoure aux grands principes dans lesquels on croit. C’est à l’heure du bilan, au moment où l’on se retourne vers son passé que ce type de sentiment peut vous étreindre. Mais vous voyez, malgré les vicissitudes, à moins que ce ne soit grâce à elles, j’ai la sensation d’avoir vécu pleinement ma vie professionnelle.

Le cloisonnement semble avoir parfois des effets pervers ?
Le cloisonnement est à la fois nécessaire et pervers. Comme dans toute chose l’excès tue. La mesure a des difficultés à s’imposer contre la démesure, l’homme est ainsi fait !

Quelles sont les réactions de « la Boîte » à la publication de ce livre ?
La Boîte n’a pas l’habitude de réagir ouvertement. Ce que j’espère c’est que le témoignage que j’apporte dans cet ouvrage, et qui est encore une fois un vécu d’une trentaine d’années au sein du Service, servira aux responsables pour corriger ce qui peut l’être non seulement dans l’organisation structurelle du Service. De ce point de vue, espérons que les mesures prises à l’automne dernier par le directeur général M. Bernard Emié aillent dans le bon sens, mais aussi sur l’aspect cohésion et relations humaines, à la manière des Armées, pour retrouver une dynamique de groupe qui fait parfois défaut.

Une dernière question au connaisseur de la Libye. Maintes fois posée, évidemment. Khadafi était depuis si longtemps une préoccupation de la France... François Mitterrand, en son temps, avait refusé une mission de neutralisation. En 2011, nous avons été partie plus que prenante dans l’insurrection. Une bonne idée ?
« L’Homme de Tripoli » apporte une réponse à cette question. De mon point de vue, utiliser les évènements de février 2011 pour renverser un dirigeant qui était en cours de rapprochement avec les Occidentaux tient de la faute morale et fut aussi une erreur géopolitique catastrophique dont les multiples conséquences se font toujours sentir aujourd’hui.