« L’homme fort russe en Libye est le vice-ministre russe de la Défense, Iounous-Bek Evkourov » explique Imen Chaanbi (2e partie)

Comme au Soudan, Moscou a choisi en Libye la stratégie du "double soutien militaire" et apporte celui-ci aux deux camps qui se disputent militairement et politiquement le pouvoir. L'intérêt stratégique des implantations, les ressources énergétiques, la gestion des flux migratoires également sont autant d'atouts dont 
souhaiteraient disposer la Russie en Libye.
Deuxième
 et dernier volet de l'entretien avec Imen Chaanbi, spécialiste des questions libyennes, membre du collège académique de l'Observatoire géostratégique de Genève.

Dans cette Libye instable et morcelée entre groupes armés, les centres d'intérêt russes ce sont les ressources énergétiques ?
Absolument. La Libye représente un intérêt stratégique pour la Russie en raison de ses ressources énergétiques et minières. La Libye reste un des pays les plus riches d’Afrique du Nord. Concernant les hydrocarbures, elle possède 3% des réserves mondiales de pétrole. Concernant le gaz naturel, elles sont estimées à 1600 milliards de mètres cubes, faisant du pays, la quatrième réserve en Afrique. La société russe Taftnet a récemment obtenu une concession pour construire une raffinerie. Rosneft a quant à elle signé un accord avec la compagnie nationale libyenne (NOC) pour développer la production de pétrole. À noter que les terminaux d’exportation sont contrôlés par le gouvernement de l’Est. Ce qui constitue un avantage pour les Russes qui sont implantés dans cette zone.
Par ailleurs, les énormes réserves de gaz et de pétrole des bassins de Ghadamès, Syrte et Murzuq sont convoitées par les groupes tels qu’ENI, Total et Tafnet. Le bassin de Ghadamès présente un intérêt stratégique pour la société russe qui a récemment découvert un puits de pétrole avec une capacité de production de 1 870 barils de pétrole par jour.
Le pays regorge d’or, de cuivre, d’uranium, de plomb, de zinc, de fer, de phosphate et de charbon. Inexploitées à ce jour, les ressources minières font partie des stocks stratégiques de l’État libyen. Des fonds d’investissement américains, des sociétés israéliennes et chinoises s’intéressent de près aux réserves aurifères. La Russie pourrait bénéficier de ces ressources grâce au soutien militaire apporté aux deux gouvernements ainsi que par les investissements économiques effectués après 2020. À terme, la Russie souhaiterait exporter le pétrole et ses dérivés vers les pays d’Afrique mais aussi en Europe, ce qui vient contrer la stratégie italienne de Giorgia Meloni en Libye et la vision américaine du fameux « Grand Moyen-Orient ».

En Libye, l'Afrika Corps est en première ligne. Combien sont-ils ces Russes ?
On dénombre plus de 2000 hommes d’Afrika Corps répartis entre la Cyrénaïque et le Fezzan. Dans la Tripolitaine, l’organisation est en principe non grata en raison de son soutien au maréchal Haftar. Cependant, le gouvernement russe à travers les institutions étatiques fournit des instructeurs civils et des équipements militaires au gouvernement de l’Ouest.
Des officiers libyens se rendent souvent en Biélorussie et en Russie pour des formations complémentaires notamment en matière de renseignement. Le ministère de la défense libyen fait appel au savoir-faire des sociétés russes notamment en matière de cybersécurité. Comme énoncé précédemment (voir partie 1 de l’entretien), la plupart des officiers libyens ont été formés en Russie.

Le général Sourovikine, l'un des commandants russes de « l'opération militaire spéciale » en Ukraine, tombé en disgrâce pour ses liens avec feu Evgueni Progojine, aurait été vu à plusieurs reprises en Libye ?
Le général Sergueï Vladimirovitch Sourovikine, connu sous le nom du « boucher de Syrie », était à la tête des opérations militaires spéciales en Ukraine. Considéré effectivement comme un proche de Prigojine, celui-ci a été d’une certaine façon « rétrogradé » en devenant le conseiller militaire Afrique du Kremlin.
Il n’y aucune confirmation quant à une présence officielle en Libye, mais on sait qu'il s'est déplacé en Afrique du Nord et dans les pays du Sahel.
L’homme fort russe en Libye est le vice-ministre russe de la Défense, Iounous-Bek Evkourov. Il a réussi à réorganiser l’Afrika Corps, et bénéficie actuellement de la confiance de Vladimir Poutine.

Après la Syrie, la parole russe n'est-elle pas dévaluée ?

La Russie sait rebondir. Cette situation lui donne l’occasion de rabattre ses cartes en Afrique voire d’y légitimer sa présence. La chute de Bachar Al Assad soutenu par la Russie et l’Iran est le fruit d’un compromis entre plusieurs pays. La Turquie récupère la Syrie pour inciter à terme les Kurdes à s’y installer. En contrepartie, la Turquie n’interfère pas dans les affaires de la Russie en Libye et ce, jusqu’au retrait de ses troupes pour les relocaliser dans le Sahel.
La stratégie du Kremlin est celle du Paradigme de l’adversaire. En attaquant l’Europe notamment la France, et en attisant le sentiment antifrançais en Afrique, la Russie veut s’imposer comme le « leader de l’anticolonialisme. » Cependant, la Russie a été confrontée à une perte de crédibilité sur le terrain, notamment au Mali et au Mozambique.

Le Kremlin ne va-t-il pas vouloir profiter en Libye, comme en Biélorussie, des leviers migratoires ?
L’instrumentalisation des populations migrantes constitue une arme pour tous les États qui souhaitent faire pression sur l’Union européenne. La Russie au même titre que les pays du Maghreb et la Turquie instrumentalisent les migrants en Biélorussie en les poussant vers la frontière polonaise.
Au Mali, des transferts de migrants ont été opérés via des avions militaires russes. Ils sont envoyés en Biélorussie dans un premier temps. Par la suite, ils sont poussés vers les frontières européennes dont la Pologne. En Syrie, des djihadistes capturés par les forces militaires russes auraient été envoyés en Europe via la Turquie. Lors de leur capture, ils ont eu plusieurs options dont la prison et l’exil (hors de Syrie). Wagner à l’époque avait constitué un véritable réseau de passeurs. En Libye, les mercenaires russes avaient recruté d’ex-membres de milices libyennes pour former une « armée composée de 15 000 hommes ».
Le contrôle des flux de migrants en plus d’être un levier, et 
une menace pour la sécurité de l’Union européenne, constitue une véritable stratégie d’influence du Kremlin.

Illustration : ChatGPT

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