Libye : rencontre avec Alexandre Mathon
Il y a d’abord le hasard du contact. Puis la curiosité suscitée par un thème de mémoire (Bachelor) ; enfin après l’avoir lu, l’envie d’en parler. Voilà pourquoi, j’ai donné la parole à Alexandre Mathon, 20 ans, qui suit des études à l’ILERI, école des relations internationales à Paris. Pour parler de son travail sur la Libye. Sa recherche a pour titre : "Fragmentation politique et crime organisé en Libye. Instabilité et impunité dans un pays fracturé". Entretien.
Principales routes du trafic de drogue en Libye @usip.org |
- Pourquoi le crime organisé prospère-t-il en Libye ?
Ce n'est pas réinventer l'eau chaude que de dire que le crime organisé prospère sur l'instabilité, mais ça n'en reste pas moins une constante. Les théories ne manquent pas sur l'origine de ce succès : "proto-États" (voir les travaux de Skaperdas et Syropoulos) qui ressurgissent à la faveur de l'affaiblissement, voire de l'effondrement de l'État central, là où d'autres voient dans ces groupes criminels organisés les "meilleurs élèves du capitalisme" (citation de Frédéric Ploquin), aptes plus que toute autre à louvoyer dans un environnement chaotique et sans réglementations. Autre point à ne pas négliger : l'effet corrosif des trafics illégaux. Le crime organisé, qui se structure autour de ces flux, non seulement prospère dans le chaos, mais en est une source, ce qui ne manque pas d'aggraver une instabilité préexistante. Les conséquences de flux illégaux pas ou peu contrôlés sont lourdes : corruption des institutions (notamment judiciaires), évolution des mœurs (hausse des violences et des addictions) et éviction de l'économie légale. Parmi les motifs d'affrontements entre tribus Touaregs et Toubous dans le désert du Fezzan, on retrouve ainsi le contrôle des juteuses routes de la drogue et des migrants, source économique vitale pour les villes de la région.
- Quelles sont ses différentes formes ?
Parler des formes du crime organisé est délicat : l'une de ses principales caractéristiques est justement sa souplesse (l'adaptation rapide de circuits criminels pour de faux pass sanitaires en fournit un triste exemple récent) ! Pour faciliter l'analyse du crime organisé en Libye, j'ai néanmoins choisi dans mon mémoire de l'aborder par "flux", bien que dans la réalité, les acteurs de ces trafics ne se limitent que très rarement à un seul. J'ai opéré une distinction selon l'Ocindex (Organized crime index) : trafic d'armes, de drogues, d'êtres humains et de migrants (les deux allant bien souvent ensemble en pratique) et le détournement de ressources naturelles (ici de pétrole). Chacun de ces flux a ses propres spécificités et ramifications qui, bien que très intéressantes, seraient trop longues pour être exposées ici. À titre d'exemple, je prendrai l'éparpillement de l'arsenal de feu Mouammar Kadhafi. On connaît bien les liens entre l'insurrection au Mali et la guerre civile libyenne. En Libye-même, le fait que chaque milice possède un arsenal de guerre rend les conflits exceptionnellement violents et complique un peu plus la réunification sous une autorité centrale. Au niveau sociétal, "jouer au milicien", parfois avec des armes bien réelles, est un jeu répandu chez les enfants libyens.
- L'instabilité politique ne peut que lui permettre de croître ?
Le crime organisé prospère dans le chaos. Il est donc logique que, plus l'instabilité perdure, plus les flux illégaux se développent. Néanmoins, si la dimension économique est une motivation indéniable des groupes du crime organisé, elle n'est pas la seule. Si l'on observe d'autres cas historiques, comme l'UCK au Kosovo ou les Talibans en Afghanistan, on constate qu'une fois que ces groupes se retrouvent détenteurs d'un pouvoir politique, ils utilisent leur capital économique pour gagner en légitimité (ou vice-versa, dans le cas des Talibans). Le risque d’une instabilité prolongée en Libye est donc une insertion du crime organisé dans toutes les strates de la société libyenne, processus déjà largement entamé dans les faits. Dans l’hypothèse d’une stabilisation du pays, il sera donc bien plus difficile de contrôler les flux illégaux. Sans aller jusqu'au narco-État (les spécificités tribales de la politique et de la société libyenne pouvant peut-être s'y opposer), il me semble probable que le crime organisé libyen s'assure ici une pérennité, d'autant plus que la valeur de la Libye dans les flux illégaux passe surtout par sa position géographique. La Libye forme un trou dans la muraille européenne, faille
surexploitée par les trafiquants de drogue et de migrants.
- Les mouvements et factions sont-ils parties prenantes ?
Absolument.
L'un de mes préjugés en commençant mes recherches était que le
crime organisé en Libye se composait principalement d'étrangers
"spécialisés", issus de cartels et autres mafias. Rien de
plus faux. Hormis quelques exceptions, comme le trafic de cocaïne
(accompagné presque du producteur au consommateur par les cartels
latino-américains) et le trafic d'armes (forte présence
d'étrangers, en raison du réseau nécessaire pour transvaser les
armes vers de nouveaux conflits), les Libyens sont majoritairement
présents dans les trafics. Les myriades de groupes et milices qui
composent le pays sont des acteurs majeurs, et pour cause :
participer aux flux illégaux assure une manne financière non
négligeable dans un pays où, rappelons-le, l'État reconnu par
l'ONU a toutes les peines du monde à assurer son autorité au-delà
de Tripoli. Au Fezzan, les tribus nomades et les vestiges de Daech
assurent la "protection" des caravanes de drogue. Tout le
long des grandes routes jusqu'à la côte, chaque milice agit de même
sur son territoire, touchant une taxe de passage. Les migrants
subissent un procédé similaire, avec le système des rançons à
payer à chaque étape pour continuer le voyage. Sur la côte-même,
les gardes-côtes libyens n'hésitent parfois pas à jouer double jeu
avec l'Union Européenne, se plaçant au centre du trafic de migrants
vers les côtes italiennes. L'ANL du Maréchal Haftar, quant à elle,
s'est acquise une réputation dans l'exportation illégale de pétrole
(normalement privilège du gouvernement de Tripoli). L'offensive du
Croissant Pétrolier en 2018 s'inscrit dans une optique de guerre
économique, afin de priver à la source Tripoli de ses oléoducs
dans la région. Pour plus d'approfondissements, je vous invite à
lire la passionnante enquête de PublicEye, "Opération
Dirty Oil", qui fournit un exemple concret et détaillé du
détournement de pétrole, et donne également un aperçu général
du crime organisé sur la côte libyenne.