Afrique : "Nous sommes passés d’une coopération militaire de substitution à une coopération de conseil" pour Aline Leboeuf, chercheur à l’IFRI


La coopération militaire est un sujet rarement traité. Il l'est actuellement à l'amphithéâtre Foch de l'école militaire à Paris, à l'occasion d'un colloque sur "Les nouveaux visages des armées africaines", organisé par l'IRSEM (1). C'est Aline Leboeuf qui l'a abordé. Chercheur à l’Institut français des relations internationales, au sein du Laboratoire de recherche sur la défense, elle a travaillé sur les réformes du secteur de sécurité notamment en Sierra Leone (sujet de sa thèse) et en Côte d'Ivoire mais également sur la politique africaine de la France. Elle rédige actuellement une étude sur la coopération avec les armées africaines  (publication attendue en décembre 2016). Hier, elle a donc présenté une partie de ses recherches sur les coopérants militaires français et britanniques et la fatigue que certains expriment face aux difficultés de leur mission.
 

Fatigué de n'avoir aucune influence ?
Ou plutôt de n’avoir pas assez d’influence. En effet, si on étudie les effets de la coopération militaire en Sierra Leone, en Côte d’Ivoire ou dans d’autres pays francophones, on se rend compte que les coopérants "laissent une marque", mais pas toujours celle qu’ils anticipaient. Certains textes rédigés par des coopérants britanniques et français sont adoptés comme leurs par leurs partenaires africaines qui les revendiquent fièrement : "c’est à nous parce que nous l’avons emprunté" comme disent les Sierra-Léonais. Mais d’autres sont vite oubliés. Au niveau opérationnel, les forces spéciales ivoiriennes ont pu intervenir efficacement, et seules, lors de l’attentat terroriste de Grand-Bassam notamment parce qu’elles avaient été formées par la coopération internationale en vue d’un tel scénario. Mais au Burkina et au Mali, cela n’a pas été le cas. 

Le conseiller militaire serait donc un "homme désarmé" ?
Pas complètement, mais c’est souvent son ressenti. Pourquoi la mayonnaise prend ou pas ? Je crois que cela dépend beaucoup des Africains, qui choisissent ce qui leur convient et rejettent le reste. Un coopérant m’a expliqué son dilemme qui est celui de nombre de ses collègues : le général qu’il conseille lui donne une mission. Il la réalise mais se rend compte que l’état-major du général refuse ce projet. Comment faire ? S’il obéit au général et passe outre, sa mission sera un échec. Mais comment convaincre l’état-major qui devrait, en théorie, obéir à la vision du général ? Il existe ainsi de nombreux dilemmes qui pourraient être conceptualisés et étudiés dans le cadre d’un retour sur expérience pour offrir aux coopérants de "nouvelles armes" pour influencer. Pour l’instant, cela n’est pas suffisamment institutionnalisé et mûri.

Ce qui génère beaucoup de frustration...
Oui, beaucoup de coopérants (pas tous) expriment cette frustration. Par exemple, l’un d’eux m’a dit : "Si on ne se déconnecte pas, on peut virer très mal. Ce n’est pas notre armée, pas notre pays. Il faut l’accepter." Certains coopérants (pas tous) arrivent avec une vision un peu normative de leur mission et de ce qu’ils doivent réaliser et ils se rendent compte rapidement qu’il leur faudra faire preuve de beaucoup d’humilité et de capacité d’adaptation pour mener à bien au moins une partie de cette mission. 

Des coopérants militaires qui sont de moins en moins nombreux ?
Dans le cas français oui. En Côte d’Ivoire, ayant tous des fonctions de substitution, ils ne sont plus, aujourd'hui, qu’une dizaine de conseillers, ce qui reste pourtant un nombre important au regard des faibles effectifs globaux de la coopération militaire divisés par deux  depuis les années 90 (327 fin 2013). Les effectifs déployés par le Royaume-Uni en Sierra Leone étaient très importants (une centaine d’hommes) à partir de 2000, puis en diminution jusque 2013 (date où l’IMATT, international military advisory training team devient ISAT, international security advisory team). Ces faibles effectifs français sont vus par certains coopérants comme une explication de leur marge de manœuvre réduite. Mais ils insistent surtout sur le passage d’une coopération de substitution (l’officier français remplace un officier africain) à une coopération de conseil ou d’appropriation (l’officier français ne prend pas de décision, mais conseille). Cette transition date des années 1990.

Sens de l'histoire ou mesures budgétaires ?
L’époque où la France avait des coopérants en substitution dans tous les ministères de Djibouti ou de Côte d’Ivoire est définitivement terminée. Cela est devenu inconcevable aujourd’hui pour des raisons idéologiques (refus de l’impérialisme ou du néocolonialisme, volonté d’en finir encore une fois avec la Françafrique) tout à fait légitimes. Vous avez raison de rappeler que cela s’explique aussi par des questions budgétaires. Mais les raisons sont aussi pragmatiques : l’exemple britannique en Sierra Leone et certains exemples de substitution par des coopérants français montrent que cela ne fonctionne pas forcément mieux que le conseil et que les frustrations sont souvent identiques. Mais il faut aussi prendre en cause une raison moins transparente et peut-être moins légitime : les guerres bureaucratiques qui ont parfois sacrifié la coopération au nom d’autres priorités institutionnelles et pas forcément stratégiques.

Quel est le profil type d'un conseiller militaire ?
Je ne pense pas qu’il y en ait un aujourd’hui. Les Britanniques ont aussi utilisé des civils pour conseiller le ministère de la défense et les services de renseignements sierra-léonais, donc un conseiller "militaire" n’est pas forcément un militaire. Aujourd’hui ce n’est pas forcément un « troupes de marine » puisque toutes les composantes de l’armée de terre peuvent contribuer à la coopération militaire notamment opérationnelle mais aussi structurelle, au moins en théorie. Ce n’est même pas forcément un terrien, puisque la France a aussi une coopération maritime et aérienne et que la DCSD (2) est interarmées et interservices. Cet éclatement des profils entraîne aussi, malheureusement, une dilution des savoirs et rappelle qu’il est essentiel de renforcer la sélection et la formation des coopérants. S’il existe un profil idéal, il exige de nombreuses qualités : courage, patience, prudence, curiosité, ouverture, humilité et ténacité.

Cette interview a été publiée simultanément sur le blog Ultima ratio 
http://ultimaratio-blog.org/

(1)   L’Institut de recherche de stratégique de l'École militaire
(2)   Direction de la coopération de sécurité et de défense.


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