dimanche 16 mai 2021

Pour ne pas oublier que cela fut




Ce sont deux silhouettes. La première est celle d’une déportée réchappée de l’ignominie nazie. La seconde, celle d’une jeune fille pas encore majeure. Quasiment 80 années les séparent. Ce qui les relie est un enjeu de mémoire. Aujourd’hui, alors que ces survivants(es) sont pour les plus jeunes nonagénaires, Karine Sicard Bouvatier a souhaité faire rencontrer des déportés à des jeunes gens du même âge que le leur lors de leur arrestation. 25 jeunes garçons et filles de 11 à 22 ans qui font à face à 25 survivants « in extremis » pour reprendre une formule utilisée dans l’ouvrage. Ce rendez-vous a donné un livre, Déportés, leur ultime transmission (Editions de La Martinière).
Des milliers de textes ont été écrits sur le sujet. Cet ouvrage reste pourtant déterminant car il met face à face deux générations. Celle qui peut, pour quelque temps encore, témoigner, et celle qui peut servir de rempart à l’oubli. Car « l’herbe de l’oubli » chère à Leconte de Lisle menace de recouvrir l’histoire.
Ces 190 pages représentent donc une nouvelle pièce et un défi contre la menace d’amnésie ou d’indifférence historiques. Les témoignages ont certainement constitué un séisme pour ces garçons et filles qui ont participé au projet de Karine Sicard Bouvatier, tant le récit de leur interlocuteur ou de leur interlocutrice est insupportable. Chacune et chacun raconte la même histoire dans laquelle les monstres allemands et leurs nombreux supplétifs, ont alimenté le Mal. Une heure de gagnée dans ces camps de destruction de l’Homme constituait une prouesse ; survivre dans le froid glacial des hivers de l’Est avec des ersatz de nourriture tout autant ; échapper à la sélection pour la mort immédiate, une sorte d’exploit ; survivre à la maladie permanente, aux coups, à la haine…
Lorsqu’ils sont rentrés, ces ombres pesaient 25, 30 kg. Ces « choses » pour leurs bourreaux, sont en deuil depuis leur libération. En qui croire lorsqu’on a vécu cela ? « Mon Dieu à moi est parti par la cheminée du four crématoire avec mes parents » a raconté Elie Buzyn, déporté à 15 ans à Auschwitz. Certains chaque nuit, depuis si longtemps, continuent à cauchemarder, tourmentés par les images de ces entreprises de « mise à mort. » A l’odeur des cadavres, de celle des morts-vivants avec lesquels ils vivaient 24h sur 24h.
C’est paradoxal d’avancer cela, mais eux ont eu de la chance… Ces « chanceux » rentrés de l’enfer ont été bien peu nombreux. Il leur a ensuite fallu tenter l’impossible : se reconstruire. Face à l’incrédulité, au manque de considération et d’intérêt. Juifs, ils ont souvent perdu dans les camps d’extermination, parents, frères et sœurs arrêtés fréquemment avec eux, Longtemps très longtemps, ils n’ont jamais raconté. A personne. Trop douloureux. Mais parler devenait urgent. Alors ils l’ont fait !

Karine Sicard Bouvatier, Déportés, leur ultime transmission, Editions de La Martinière.