mercredi 20 avril 2022

Enora Chame "Lorsque je quitte la Syrie et me tourne une derrière fois vers ce pays, l’ombre me semble avoir tout recouvert"

Enora Chame est le pseudonyme d’un officier supérieur français. Diplômée de l’Institut d’études politiques de Paris, de l’Institut national des langues et civilisations orientales (arabe), brevetée de l’Ecole de guerre, cette militaire (Air) a effectué dans sa carrière de nombreuses missions opérationnelles. Dans son premier livre, "Quand s’avance l’ombre" (Mareuil éditions), elle raconte une mission exceptionnelle (à tous points de vue) effectuée en Syrie d’avril à août 2012, en qualité d’observateur de l’ONU.


- Enora Chame, vous connaissez la Syrie depuis 2004. Ce pays est alors, , votre "Graal" racontez-vous. Pourquoi ?
"Parce que la Syrie est à cette époque l’un des pays du Moyen-Orient les plus fermés aux militaires, peu fréquenté par les touristes, et me semble donc particulièrement mystérieux… et attirant. Aujourd’hui, je dirais la même chose de l’Iran."

- Lorsque vous y retournez 8 ans plus tard, c'est dans le cadre d'une mission onusienne. Et là, vous vous avancez vers l'ombre...
"J’y suis retournée régulièrement. De 2004 à 2006 fréquemment, puis 2010, 2011, 2012. Dans tous les cas dans le cadre de missions ou de mutations à l’ONU. L’ombre semble me suivre, je ne m’avance pas vers elle. Elle se manifeste chaque fois que je découvre qu’un site ou une ville que j’ai connu est gagné, d’une façon ou d’une autre, par la violence. Lorsque je quitte la Syrie et me tourne une derrière fois vers ce pays, l’ombre me semble avoir tout recouvert."

- Vous êtes le seul officier français parmi ces 300 observateurs (non armés) ? 
"Oui !"

- La violence est partout. Le diable est dans tous les camps ? 
"Le diable, d’une manière générale, est, dans toutes les guerres, dans tous les camps. Pour ce qui concerne Al Qaida, je dirais oui. Les deux camps ont pensé s’en servir ou l’instrumentaliser, avant d’être dépassés par des jihadistes qui n’attendaient que le chaos pour prospérer."

- Un djihadiste menace de vous égorger ? 
"Oui, c’est ce qu’il me dit. Je ne suis pas la seule à avoir été menacée de la sorte."

- Comment psychologiquement, sortez-vous de cette mission ? 
"Très bien. Fatiguée, évidemment, et changée, comme toutes les missions vous changent. Je me surveille de près et me remets vite. Mais il restera toujours ce souvenir de mission inachevée, et de son échec. Il faut, avec le temps, se pardonner d’avoir été impuissant."

- Ne vous sentez-vous pas impuissante, ne pouvant rien faire pour la population ? 
"Très."

- Dans ce livre, vous racontez que lors de précédentes missions, dans d'autres zones, vous avez demandé à des camarades de garder une balle pour vous "si cela tournait mal"... 
"Je garde toujours une balle pour moi dans les environnements très hostiles et incertains. C’est ce que l’un de mes anciens chefs faisait pour lui-même en Afrique, et j’ai adopté le même état d’esprit. Demander à un camarade de ne pas me laisser tomber entre de très mauvaises mains, et possiblement imposer un calvaire à mes proches, m’est arrivé à deux reprises dans ma carrière, et pas dans cette mission. Pour moi, il s’agit de la meilleure façon possible de mettre ses affaires en ordre, afin de retrouver sérénité et concentration pour poursuivre la mission."