Jean Marsia, l'Europe de la défense et les Etats-Unis d'Europe
Ancien directeur des études de l’Ecole royale militaire
de Bruxelles, le colonel Marsia (e.r ) plaide pour une défense européenne "passant
par la création des Etats-Unis d’Europe". Proposition développée dans une
thèse présentée, en septembre dernier, à l’Université libre de Bruxelles qui
sera publiée, très prochainement, dans un ouvrage. Cet ancien conseiller militaire du Premier
ministre Elio Di Rupo, fait ici part de ses convictions.
Vous n’en démordez pas, l’Europe de la défense que vous
appelez de vos vœux passe par la création des Etats-Unis d’Europe. Jean Marsia, n’est-ce pas
idéaliste ?
Ce qui est irréaliste, c'est vouloir
faire, comme Jean-Claude Juncker ou Guy Verhofstadt, l’Europe de la défense
sans passer par la création des Etats-Unis d’Europe. Le 7 janvier 1951, Charles
de Gaulle a récusé la Communauté européenne de défense (CED), "car une armée
se bat avant tout pour son pays, sous l'autorité de son gouvernement et sous
les ordres de ses chefs". Le 25 février 1953, il insistait pour qu'il y ait
"l'armée européenne, c'est-à-dire l'armée de l'Europe, il faut d'abord que
l'Europe existe, en tant qu'entité politique, économique, financière,
administrative et, par-dessus tout, morale, que cette entité soit assez
vivante, établie, reconnue, pour obtenir le loyalisme congénital de ses sujets,
pour avoir une politique qui lui soit propre". La défense, le
renseignement sont au cœur de la souveraineté. Tocqueville l'a montré dans De
la démocratie en Amérique ; l'exemple à suivre, ce sont les USA. C'est pourquoi
l'appel récent du Premier ministre belge Charles Michel, à créer une agence
européenne de renseignement, ne rencontre pas vraiment d'enthousiasme comme l'a
mentionné votre confrère Nicolas Gros-Verheyde dans son blog Bruxelles2 (1).
Pourquoi l’Europe de la défense est-elle toujours bloquée ?
Bien que, le 4 décembre 1998, à
Saint-Malo, Tony Blair a admis que l’UE "doit avoir une capacité autonome
d’action, appuyée sur des forces militaires crédibles", le Royaume-Uni
s’oppose à l'extension de l’action de l’Europe dans le domaine de la sécurité,
qui est pour lui l’apanage de l’OTAN. Les avancées conduites par Javier Solana
à partir de 1999 ont perdu leur élan après l'échec, en 2005 du référendum
d’approbation du traité constitutionnel en France, de même que de la
consultation populaire aux Pays-Bas. Le traité de Lisbonne n'a rien résolu. En
conséquence, l’Europe pèse peu sur la politique internationale et pâtit d’une
zone d’insécurité qui s’étend depuis le nord de la Norvège jusqu’à l’est de
l’Afghanistan, puis de là jusqu’à la Mauritanie. L’absence de l’Europe de la
défense et de la sécurité a facilité depuis dix ans la montée des périls dans
tout le voisinage de l’Europe, et l’accomplissement des attentats de 2015 à
Bruxelles et à Paris, car le traité de Lisbonne a démantelé l’embryon de
service de renseignement européen mis en place par Solana. Les États membres ne
peuvent plus garantir notre liberté et notre sécurité, car ils sont affaiblis à
la fois de l’extérieur, par la globalisation, et de l’intérieur, par le
communautarisme. L’absence d’unité de doctrine et de commandement au niveau de
l’UE contribue à rendre inopérant un effort militaire commun non négligeable,
en termes d’effectifs (1,5 millions de militaires européens) et de finances (le
cumul des budgets nationaux est de près de 200 milliards €). En mars 2012, le
président du Conseil européen Herman Van Rompuy a pris conscience que celui-ci
n’avait plus mis la défense à son ordre du jour depuis 2005. Cela a initié un
processus qui a conduit les 28 chefs d’État et de gouvernement de l’Union
européenne (UE) à fixer, en décembre 2013, un plan d’action et un nouveau
rendez-vous en juin 2015. Mais lors de ce Conseil, l’examen des questions de
défense a été reporté au second semestre 2016. Ce n’est pas la nouvelle
définition des missions de l’Agence européenne de défense et l’exonération de
TVA de certains de ses projets, décidées le 12 octobre 2015, qui vont relancer
l’Europe de la défense. Celle-ci est conditionnée au progrès de l’Europe
politique.
Donc vous plaidez pour ces États-Unis européens. Qui
seraient-ils ?
Ce sont les États européens les
moins souverains. Il est plus simple de dire qui n'en serait pas, et pourquoi.
Les États membres de l’UE qui ne sont pas membres de l’OTAN n’ont pas renoncé à
leur souveraineté en matière de défense. Il en va de même pour ceux qui,
n’étant pas membres de l’euro zone, n’ont pas renoncé à leur souveraineté en
matière monétaire. La France et le Royaume-Uni, membres permanents du Conseil
de sécurité de l’ONU resteront, sans doute longtemps encore, des États nations
persuadés d’être plus que de simples États membres de l’UE, alors qu’ils en ont
de moins en moins les moyens. Après les attentats de Paris du 13 novembre dernier, la France l'a montré en demandant la mise en œuvre de la clause de
défense mutuelle (article 42.7 TUE), qui dispose que si un État membre est
objet d’une agression armée sur son territoire, les autres États membres lui «
doivent » aide et assistance « par tous les moyens en leur pouvoir,
conformément à l’article 51 de la charte des Nations unies ». L’invocation du
42.7 est une mesure politique. Pour la traduire en actions militaires, il
faudra de longues négociations entre les 27 et la France, le Danemark étant
exempté. Et le résultat des négociations sera maigre : les 28 États membres de
l'Union européenne comptent aujourd’hui un million et demi de militaires, mais seuls
80.000 soldats, environ 5%, sont utilisables en opérations extérieures. Pour la
plupart, ce sont des Français et des légionnaires. Seul le cadre (con)fédéral
des États-Unis d'Europe permettrait la mise sur pied de forces armées
réellement européennes et opérationnelles.
La France se sent bien seule dans les opérations
extérieures ?
Le gouvernement français lance
régulièrement des opérations extérieures dont certaines, comme Serval ou
Barkhane, bénéficient à l'Europe entière. La France voudrait que celle-ci
contribue militairement et financièrement, alors que, pour des raisons
d'urgence que je comprends, Paris décide seul. Cet unilatéralisme n'incite pas
à la solidarité. Celle-ci serait renforcée par une vision partagée de l’avenir
et une stratégie commune, ce qui requiert le cadre des États-Unis d'Europe.
(1) Voir " L’appel de Charles
Michel (Belgique) à créer une CIA européenne ne rencontre pas vraiment
d’adhésion des grands pays" : http://club.bruxelles2.eu/2015/12/lappel-de-charles-michel-belgique-a-creer-une-cia-europeenne-ne-rencontre-pas-vraiment-dadhesion/