Raphaël Gaillard « IA, les interfaces cerveau-machine sont majeures dans le champ de la défense »

 


Raphaël Gaillard, médecin psychiatre, spécialiste des neurosciences cognitives, essayiste sera reçu le 22 mai à l’Académie française. Auteur en 2024 de « L’homme augmenté » (Grasset) il y explique que cette nouvelle intelligence, née en imitant notre cerveau, a toutes les raisons de s’hybrider avec notre propre intelligence. Entretien.

Dans votre domaine, la médecine, l'intelligence artificielle est extrêmement prometteuse ?

Et ce avant même l'avènement des intelligences artificielles génératives, pour tout ce qui est du domaine de la reconnaissance d'images, donc la radiologie, l'anatomopathologie, c'est-à-dire la reconnaissance de cellules. C'est remarquable, à tel point que, parfois, un algorithme fait mieux que certains médecins. De nombreuses publications ont documenté ce phénomène.
Aujourd'hui, les intelligences artificielles génératives peuvent apporter leurs compétences dans toutes sortes d'autres domaines médicaux que ceux qui tiennent à la reconnaissance des formes. A vrai dire, l'ensemble de la médecine, puisque la médecine repose avant tout sur un récit, le récit qu'une personne fait. L'enjeu de ces intelligences artificielles, c'est justement l'écriture et la lecture d'un récit.

Voilà pour les apports, mais…

...Pour tout progrès, et c'est le raisonnement qui s'applique toujours en médecine, il faut penser les effets bénéfiques et les effets secondaires. L'enjeu est de comprendre ce que peuvent être les effets secondaires de l'utilisation de l'intelligence artificielle. Au fond, la question n'est pas celle de l'intelligence artificielle en tant que telle, mais du rapport que nous avons à l'intelligence artificielle, c'est-à-dire de la façon dont nous hybridons avec l'intelligence artificielle, la façon dont nous faisons corps avec cette nouvelle intelligence, notre intelligence humaine, avec l'intelligence artificielle. Effectivement, on peut anticiper des effets secondaires.

Quelle est l'appropriation la plus réaliste, la plus conforme ?
Je ne sais pas s'il y a une appropriation qui serait parfaitement conforme. Je pense que les usages seront très nombreux. L'un des enjeux que je me suis attaché à décrire, c'est que si l'intelligence artificielle et notre rapport à l'intelligence artificielle permettent de progresser, d'améliorer la médecine, de réparer – c'est l'enjeu du soin – ces technologies serviront beaucoup à augmenter. L'enjeu de l'augmentation de l'homme est un enjeu majeur pour la civilisation, pour l'homme aujourd'hui et demain.

En évitant d'être dépassé ?

En évitant d'être dépassé, je ne sais pas, parce que peut-être que ce qui est recherché, c'est de se dépasser. L'enjeu, c'est quelles sont les conséquences qu'il y a à se dépasser ?

Lorsque vous faites référence au domaine qui est le vôtre, par exemple sur la maladie Alzheimer ?
Sur la maladie d'Alzheimer, je pense que les progrès viendront essentiellement de la meilleure compréhension des mécanismes de la maladie et la découverte de traitement qui permettrait de ralentir son évolution, voire de traiter – ce qui n'existe pas aujourd'hui – cette maladie. Les progrès viendront essentiellement des découvertes moléculaires dans la maladie d'Alzheimer. Peut-être aussi de certaines techniques de neurostimulation, de neuromodulation qui ont permis, par exemple, de soigner certaines formes de maladie de Parkinson de façon spectaculaire. On sait aujourd'hui qu'environ 150 000 patients dans le monde ont bénéficié de l'implantation d'électrodes intracérébrales, ce qui tient d'ailleurs, il faut le rappeler, à une invention française, celle du professeur Alim-Louis Benabid à Grenoble.

Esope disait que l’écriture c'était le meilleur et le pire. Peut-on émettre le même diagnostic concernant l’IA ?

C'est un rapprochement qui m'intéresse beaucoup parce que j'ai parlé d'hybridation, c'est-à-dire du fait que l'enjeu n'est pas de penser l'intelligence artificielle face à l'intelligence humaine, de penser en termes de compétition, de grand remplacement, le discours étant probablement un discours plus politique qu'un discours scientifique ou intellectuel.
L'enjeu, c'est plutôt celui de ce que nous construisons ensemble, ce que nous coconstruisons, donc cette hybridation. Or ce que nous avons connu comme grande hybridation au cours de l'histoire de l'humanité, c'est justement l'avènement de l'écriture. Au moment de l'avènement de l'écriture et à plusieurs reprises au cours de l'histoire, correspondant à des moments d'expansion de l'écriture, l'invention de l'imprimerie, par exemple, se sont posées les mêmes questions. Quels seraient les effets secondaires de l'écriture ? Quand on écrit, on dépose un savoir hors de soi. Si on dépose un savoir hors de soi, on peut augmenter, chaque homme, du savoir de tous les autres, mais si on dépose son savoir hors de soi, à certains égards, on s'en dépossède, on externalise ce savoir. Cette dépossession, peut-être, n'est-elle pas si différente de ce que nous vivons avec nos objets connectés aujourd'hui, cette façon dont nous avons pris l'habitude, par exemple, de ne plus retenir un seul numéro de téléphone puisque nos téléphones, dits « intelligents », en contiennent des centaines.

L'IA c'est la puissance de calcul ?
Oui, la puissance de calcul est remarquable, mais la puissance de calcul permet juste de répondre à l'objectif qui est de faire la même chose que notre cerveau. L'intelligence artificielle aujourd'hui, ce sont des réseaux de neurones qui imitent notre cerveau. Pour qu'ils imitent correctement notre cerveau, il faut une puissance de calcul colossale. Ces réseaux de neurones, on les a imaginés dès les années 1950, donc c'est une invention ancienne. Les modèles d'apprentissage ont évolué avec, par exemple, l'apprentissage profond, mais fondamentalement, cette modalité connexionniste d'intelligence avait déjà été décrite dans les années 1950.
Simplement, dans l'intervalle et pendant des décennies, nous avons connu un ou plusieurs hivers de l'intelligence artificielle qui tenait au fait que nous n'avions pas la puissance de calcul permettant à ces réseaux de neurones de fonctionner comme fonctionne notre cerveau.

Les prochaines générations, des générations IA ?

Je pense que nous ne ferons pas sans l'intelligence artificielle, c'est une question de fond. Est-ce qu'on peut imaginer faire sans, y compris d'ailleurs en considérant que les effets secondaires seraient supérieurs aux effets bénéfiques ? Je crois que la puissance de l'objet nous fascine tellement qu'aucun moratoire, aucun frein éthique ne pourra réellement ralentir, non pas seulement les progrès de l'intelligence artificielle, mais la rapidité avec laquelle nous autres, homos sapiens, nous allons nous en saisir.

L'éthique justement ?
Elle est toujours cruciale, mais je ne me fais pas d'illusion sur le fait que cela ne pourra pas, à l'échelle globale, c'est-à-dire à l'échelle du monde, ralentir cette adoption, cette hybridation entre le cerveau humain et le cerveau artificiel.
 
Vous avez parlé de l'influence, de l'apport pour le périmètre qui est le vôtre. Prenons un autre sujet : l'objet militaire ?

Je ne suis pas sûr que ce soit ma compétence de répondre pour les militaires, même si j'en fréquente. C'est évident que ces objets ont une pertinence majeure dans le champ de la défense et pour ce que je connais mieux, c'est-à-dire l'utilisation ; par exemple ; des interfaces cerveau-machine pour non seulement réparer, mais augmenter, il est évident que si vous pouvez, par exemple, maintenir constantes les capacités de vigilance d'une personne – et nous le pouvons, grâce à ces interfaces cerveau-machine – vous mesurez à quel point c'est pertinent pour une personne qui est chargée de la surveillance d'un site ou du pilotage, des heures durant, d'un drone. Donc, évidemment, l'impact de ces outils qui mettent en communication le cerveau humain et le cerveau artificiel, les interfaces cerveau-machine sont majeures dans le champ de la défense.
Comme il semble qu'il y ait un lien entre notre hybridation technologique, celle qui nous lie entre notre cerveau et l'intelligence artificielle, et les grandes hybridations qu'a traversées l'humanité, dont celle qui me paraît être l'hybridation primordiale de l'humanité, celle de l'avènement de l'écriture et la lecture, nous pourrions peut-être considérer qu'il y a, dans notre expérience passée, les moyens de nous préparer plus sereinement à l'hybridation technologique que nous vivons aujourd'hui.
En clair, cela consiste à considérer l'expérience que nous avons acquise au cours de l'histoire de l'humanité et à nous préparer à cette aventure qui est celle de l'hybridation cerveau-machine, sur la base de ce que nous avons vécu, la grande hybridation, celle de l'avènement de l'écriture et de la lecture, pour mieux naviguer dans ces espaces prometteurs, mais à certains égards inquiétants, qui sont ceux de l'hybridation technologique.

Photo : ©Abby Palaniaye.

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