mardi 27 avril 2021

Serguei Jirnov, l’illégal du KGB avait intégré l'ENA

Serguei Jirnov est un ancien agent des services russes. Lorsqu’ils les a quittés, il a copiné avec des oligarques. Mais lorsque le SVR (successeur du KGB pour le renseignement extérieur) a voulu le récupérer, il a refusé et est même allé en justice pour un motif étonnant. Le fossé s’est creusé et sa disgrâce a été immédiate. Serguei Jirnov vit depuis vingt ans en France. Avec François Waroux, ancien des services extérieurs français, il a entamé un dialogue « KGB-DGSE, 2 espions face à face »publié par Mareuil éditions (voir post précédant). Dans l’interview ci-dessous, l’ex-illégal du KGB se raconte.

ENA, la promotion Gambetta, 1991-93 ©DR

Vous aviez pour mission d'infiltrer l'ENA. Afin d'établir un lien avec les futurs "hauts potentiels" français ?
Au départ je n’ai pas cette mission. C’est mon initiative et mon idée. Pas celles de mes supérieur. Tout l’art de l’espionnage est de provoquer une cible afin qu’elle vous contacte et vous propose quelque chose qui vous intéresse, sans lui faire voir et comprendre qu’on la manipule. C’est ce que j’ai fait avec l’ENA, sous ma couverture de journaliste de la télévision centrale soviétique, avec pour prétexte la réalisation d’un reportage sur cette école qui forme les hauts fonctionnaires de la République, voire des présidents, des Premiers ministres, des ministres, des dirigeants politiques et cadres de grandes entreprises. A la fin du rendez-vous de présentation de mon projet, les responsables de l’ENA m’ont proposé de l’intégrer. Mon stratagème a fonctionné. L’opération a ensuite été approuvée à Moscou par mes supérieurs, dont le général Youri Drozdov, mythique chez des illégaux du KGB.

Etranger, vous intégrez donc l'école, sur dossier ?

Oui. C’est un choix politique et administratif français. Quelles sont les personnes à l’étranger qui intéressent la France dans une perspective d’approcher les francophones et francophiles, afin de créer une sorte de vivier proche des administrations françaises à l’étranger ? En espérant qu’ils deviennent les futurs cadres dirigeants dans leurs pays. Ainsi la France pense pouvoir les influencer dans leurs futurs choix, ainsi de leurs politiques étrangères. Une sorte de « cinquième colonne » qui pourrait travailler à l’étranger pour les intérêts français. Ce choix n’est pas du tout désintéressé et naïf, non plus. Ce recrutement de futurs potentiels agents d’influence, n’est-ce pas quasiment de l’espionnage ?

Votre promotion : Léon Gambetta, 1991-93 ?

Exact. Qui, côté français, reste une promotion plutôt discrète, qui n’a pas donné beaucoup de personnalités très connues du grand public. Finalement ce sont les anciens élèves étrangers qui seront les plus en vu. Comme Karin Kneissl, devenue ministre des affaires étrangères autrichienne dans un gouvernement d’extrême-droite. En utilisant mes fiches du KGB (comme quoi ça sert toujours ), Poutine, ancien collègue du KGB devenu président de Russie, est spécialement venu à son mariage en automne 2018 pour danser la valse avec elle et essayer de la recruter dans le sillon de son régime totalitaire. Peine perdue, car la belle danseuse enchantée fut rapidement emportée par le scandale d’un autre recrutement russe – de son vice-premier ministre (un piège journalistique qui a parfaitement fonctionné) – entraînant sa démission ainsi que celle de tous ses collègues du gouvernement.

Vous êtes deux élèves à venir d'URSS ?
Oui, les deux premiers soviétiques « communistes » admis au cycle international long ! Grâce à la politique de pérestroïka et glasnost de Gorbatchev qui a changé radicalement l’atmosphère internationale après 1985 et les rapports entre l’URSS et l’Occident « capitaliste », dont la France fait partie. Viktor Nekrassov, diplomate de carrière travaillant au MID (ministère des affaires étrangères) et remplissant souvent le rôle d’interprète privilégié de Gorbatchev et moi-même, espion du KGB du service des « illégaux », le plus secret et performant. Viktor avec son visage toujours très pâle et une mine triste, fermée. Et moi, sourire avenant aux lèvres tout le temps. Résultat : tout le monde le soupçonne de faire partie du KGB et moi, je reste au-dessus de tout soupçon. Une belle réussite de manipulation également dont je suis assez fier en tant qu’opérationnel qui doit détourner l’attention des services de contre-espionnage français de lui et la faire diriger sur quelqu’un d’autre.

Vous démarrez la scolarité alors que l'URSS vit moults soubresauts politiques (putsch, dissolution KGB et fin de l'URSS) ?
Le 18 août 1991, les « faucons communistes », avec l’appui logistique du KGB, essaient de renverser le « démocrate libérale » Gorbatchev. Deux jours avant mon départ pour l’ENA, qui a failli « capoter ». A la fin, c’est le putsch des conservateurs qui capote. Et les démocrates punissent ses instigateurs et participants. Le 22 octobre le KGB est dissout. Ensuite le parti communiste est interdit et le 25 décembre, Gorbatchev signe sa démission de la présidence de l’URSS qui est disloquée. Ce qui marque la fin de l’époque communiste en Russie commencée le 25 Octobre 1917 avec un autre coup d’Etat appelé la Révolution d’Octobre.

Carte du KGB de Serguei Jirnov ©DR

Vous êtes alors un "illégal" isolé ?
Et oui. Je me retrouve sans le service qui m’a envoyé en mission (le KGB), sans le parti (communiste) dont nous étions le bras armé à l’étranger et sans le pays (l’Union des 15 républiques soviétiques socialistes) auquel j’ai prêté serment. Sans appui idéologique et politique mais aussi logistique ni opérationnel. Seul sur Mars, comme le personnage de Matt Damon dans le célèbre film hollywoodien. Mais pour un « illégal » sur le terrain rien ne change tant qu’il n’a pas reçu d’ordre formel de tout arrêter venu des successeurs de son service. Donc, je continue comme si de rien n’était. Je fais mon boulot d’espion clandestin en remplissant les fiches d’information qui pourraient servir un jour éventuellement (pour le SVR de Poutine qui a remplacé la Première direction générale du KGB ).

L'année suivante, vous retournez pour les vacances à Moscou et démissionnez. Pourquoi ?
Loin d’être déçu des changements radicaux en Russie, je veux profiter de cette occasion unique pour me défaire du carcan dans lequel le KGB m’a mis depuis 1980, contre ma vraie volonté (mais sans violence, par une manipulation pernicieuse). Je suis ravi de pouvoir retrouver ma liberté personnelle. C’est ce que je pense à l’époque. Mais je me trompe. Car un espion est une sorte d’esclave – une chose, un moyen humain qui appartient à son service qu’il ne peut quitter que les pieds devant. Même à la retraite un ex-espion ne s’appartient pas. Il n’a pas le droit de révéler quoi que ce soit sur ses anciennes activités secrètes, illégales et clandestines. Donc cette libération de la prison morale du service d’espionnage est finalement « conditionnelle ». Les secrets et les squelettes dans les armoires sont toujours avec moi. Et cela pèse lourd.

Durant cette période, deux de vos amis deviennent des oligarques ?
Deux de mes copains du MGUIMO, Institut d’état des relations internationales près le MID, école très prestigieuse, deviennent les nouveaux riches russes. Ce qu’on appelle les « oligarques », les milliardaires, les profiteurs malins qui ont réussi à faire d’énormes fortunes en s’appropriant les biens du peuple totalement spolié lors la transformation du communisme vers l’économie de marché. De mon côté, je suis parfaitement intégré dans la nouvelle Russie eltsinienne. Je mène une vie très active, confortable, mondaine et réussie entre la télévision de Russie, l’Ambassade de France à Moscou et mes activités de conseiller privé en Suisse et en Rhône-Alpes. Je skie à Courchevel avec Vladimir Potanine, devenu premier adjoint au premier ministre de Russie. Et je « soigne » les nouveaux riches russes et les hauts fonctionnaires dans les cliniques privées autour du lac Léman entre Genève et Montreux.

Vous comprenez toutefois rapidement que votre avenir ne se trouve plus en Russie ?
Non, pas exactement. Tout va très bien. Même trop bien. Car sans faire trop attention, je glisse dans les activités qui me donnent accès aux plus grands secrets du nouveau pouvoir politique et économique. Mais je suis un « électron libre » et ça commence à gêner mes partenaires institutionnels. Ils voudraient que je rentre au bercail des nouveaux services secrets qui veulent récupérer tous ceux qui les ont quittés. Il est hors de question pour moi de retourner dans la « prison dorée » de l’espionnage. C’est très compliqué. Pour mettre définitivement fin à ce passé « trouble », je décide de porter la chose à la connaissance de tous, en faisant mon « coming-out » d’ex-espion. La seule façon légale : faire un procès civil au SVR pour récupérer mon diplôme de l’Institut Andropov du KGB, obtenu à la sortie de l’école. C’est inédit et… un scandale. Les médias s’en mêlent. Le FSB, fort de l’arrivée au pouvoir de Poutine en 2000, me fait également trois procès pour divulgation de secrets d’État. Cela me pousse vers l’exil en France.

Depuis 2001, vous avez ici le statut de réfugié ?

Pas exactement. D’abord je pars de Russie. J’hésite entre la France, la Suisse et les USA. Mes attaches avec la France étant les plus forts, je prends la décision d’y demander l’asile. Le parcours administratif est long et semé d’embûches. Heureusement, je suis un ancien énarque. En décembre 2004, j’obtiens la reconnaissance du statut de réfugié avec effet rétroactif et je m’installe définitivement sur le sol français.

Vos anciens collègues s'intéressant toujours à vous ?

En Russie, il n’y a pas de prescription pour les services secrets. Même si je n’ai rien trahi. J’ai fait pire, je les ai humiliés. A vrai dire, ils se sont humiliés eux-mêmes, mais je les ai bien poussés. J’ai joué les clowns pendant toutes ces procédures juridiques mais ce sont eux qui sont passés pour des imbéciles en fin de compte. Et ça, ils ne veulent pas me le pardonner. D’autre part, cela m’a poussé à analyser les côtés pervers du régime de Poutine dont peu à peu je suis devenu un opposant. Mais sans aucune commune mesure ni ambition politique comme Alexis Navalny. Mais mes analyses géopolitiques et pamphlets politiques, mes nombreuses interviews aux médias internationaux sont devenues très gênantes pour les services spéciaux et le régime de Poutine.

Cet exil est-il douloureux ?

Ma vie en France n’est pas si difficile que ça. Je parle couramment la langue, je connais le pays et ses traditions, son mode de vie, j’ai beaucoup d’amis. Contrairement à beaucoup de réfugiés qui ne peuvent pas ou ne veulent pas s’assimiler, je me sens chez moi et parfaitement intégré dans le pays d’accueil. Je n’étais pas marié en Russie, pas d’enfants donc ça n’a rien changé pour moi. Le plus douloureux était la coupure avec mes parents et encore plus pour eux que pour moi. En 2020, je les ai perdus à cause du Covid. Je n’ai pas pu retourner en Russie pour les obsèques mais paradoxalement les restrictions internationales de voyages à cause de la pandémie qui m’ont empêché de le faire, m’ont enlevé par la même occasion tout sentiment de culpabilité qui aurait pu me ronger jusqu’à la fin de mes jours. Après cela mes liens affectifs avec mon ancien pays se sont presque rompus. Evidemment, je suis au courant de l’actualité en Russie via Internet et les médias mais cela devient de plus en plus éloigné.