mardi 2 avril 2013

Mali et diplomatie française, vus par Emmanuel Dupuy

Laurent Fabius sera auditionné aujourd'hui à 17h, par la commission des affaires étrangères du Sénat. Il pourrait y être interrogé sur la série de mutations de diplomates (liés au dossier Afrique) enregistrée depuis l'automne dernier. Il y eut Elisabeth Barbier, responsable de la direction Afrique-Océan Indien puis, plus récemment, le numéro deux de cette direction Laurent Bizot qui « a été prié » de cesser ses fonctions. De même que l’ambassadeur Jean-Félix Paganon, représentant spécial du ministre des affaires étrangères pour le Sahel (nommé depuis ambassadeur au Sénégal). Que leur reproche-t-on ? Une trop grande liberté de ton ? Une incompatibilité d’humeur avec le ministre ? Auraient-ils commis des erreurs d’appréciation sur le dossier malien ?  Emmanuel Dupuy, qui préside l'Institut Prospective et Sécurité en Europe (IPSE), think tank spécialisé sur les questions géopolitiques revient sur ce « rififi » au quai d’Orsay et plus généralement sur le dossier malien.
Q : Quels enjeux cachent ce « remaniement ? 
Emmanuel Dupuy : Ils sont multiples et s’inscrivent surtout dans une logique récurrente de luttes intestines au sein même du Quai d’Orsay, entre partisans d’une approche centrée sur l’aide au développement que je qualifierai de « passive » et ceux qui prônent une démarche plus « proactive » impliquant une ingérence plus forte vis-à-vis des Etats. Cela semble ainsi un manque de « pragmatisme » qui semble avoir coûté sa place à l’ambassadeur de France à Bamako, Christian Royer, démis de ces fonctions il y a quelques jours. On lui reprocherait de n’avoir pas suffisamment œuvré à la mise en place effective du processus électoral attendu d’ici le 31 juillet prochain, qui, comme l’a rappelé le Président François Hollande, demeure un objectif « non négociable ».
Ainsi, le ministère des Affaires étrangères se trouve sans doute à une période charnière, au cours de laquelle les pratiques héritées de la période des années 70 et 80 (quand la politique de la France vis-à-vis du continent africain se faisait via la diplomatie de la coopération technique bilatérale) cède désormais le pas à une diplomatie « économique » que ne cesse d’appeler de ses vœux Laurent Fabius. En brandissant ainsi l’épouvantail de l’aide structurelle aux Etats, on pourrait avoir le sentiment que c’est l’un des symboles de la « FrancAfrique » que l’on cherche à casser…
D’un autre côté, existe aussi une puissante rivalité quant au suivi du dossier malien entre le Quai d’Orsay et le ministère de la Défense, sur fond d’opérations secrètes et négociations discrètes quant à la sécurité des ressortissants français et le sort de nos otages, menées avant tout par des Forces spéciales et des agences de renseignement qui échappent elles aussi à une logique purement ministérielle pour rendre compte directement à l’Elysée.

Q : Justement, comment interprétez-vous la nomination d’un officier, Gilles Huberson, à Bamako ?
C’est, en effet, désormais un ancien militaire, passé dans le privé au sein d’une structure de sécurité, Gilles Huberson, qui a été nommé ambassadeur à Bamako (en remplacement de Christian Royer, démis de ses fonctions, jeudi 21 mars). Fin connaisseur des arcanes sécuritaires de Bamako, notre nouvel ambassadeur au Mali assure - pour l’instant - en même temps une mission de coordination interministérielle Mali-Sahel (MMS). Cette nouvelle « Task force »  semble néanmoins faire la part plus belle au volet sécuritaire et diplomatique, aux dépens de ceux liés au développement.

Ancien gendarme et saint-cyrien, Gilles Huberson, avait rejoint en septembre 2012 l’ambassade de France à Bamako pour opérer comme officier de liaison entre le quai d’Orsay et la défense. Sa principale mission étant bien évidemment la gestion des négociations autour des sept otages français détenus par AQMI. Selon certaines sources diplomatiques, il a fait partie, aux côtés de la DGSE, des discussions initiées à Kidal avec les responsables locaux et les chefs des grandes tribus touarègues, dont le très influent chef Ifoghas, Intalla ag Attaher, considéré comme l’autorité spirituelle des Touaregs. Il convient néanmoins de rappeler que le cas de Gilles Huberson n’est pas unique. A Ouagadougou, notre ambassadeur, Emmanuel Beth, est un officier général. Son dernier poste était directeur de la coopération de sécurité et de défense (DCSD, autrefois mieux connu sous le vocable de DCMD - Direction de la Coopération Militaire et de Défense, née aux lendemains des indépendances). Il convient de rappeler que la DCSD dépend du ministère des Affaires étrangères. Au-delà, la « diplomatie de défense » semble ainsi toujours un enjeu entre le quai d’Orsay et l’hôtel de Brienne, tout comme la « diplomatie économique » tend à devenir aussi une pierre d’achoppement entre Bercy et le ministère des Affaires étrangères…

Q : Rivalité entre les ministères disiez-vous, rivalité entre les ministres ?
Une certaine rivalité médiatique entre les deux ministres a pu, il est vrai, perturber une certaine lisibilité quant à l’action militaire et diplomatique française au Mali, à travers l’opération Serval. Il convient ainsi d’avoir à l’esprit qu’il s’agit d’une opération principalement centrée sur des objectifs cinétiques : détruire les cellules terroristes et annihiler les capacités des narco-djihadistes à obérer la sécurité des populations maliennes au Nord comme en-deçà du fleuve Niger que ces derniers menaçaient de traverser en janvier dernier. Néanmoins, la « légitimité » de cette action menée avec efficacité et célérité par les 4000 militaires français engagés depuis le 11 janvier dernier, ne saurait suffire. La « légalité » de l’Opération Serval dépend intrinsèquement de notre action diplomatique multilatérale et c’est à la fois à New-York - aux Nations Unies -, comme à Bruxelles - auprès de l’UE, quelque peu rétive à s’impliquer plus « ostensiblement » - que se joue en réalité la partition. C’est à travers cette apparente dualité qu’il conviendrait de lire cette quête de leadership entre Laurent Fabius et Jean-Yves Le Drian. 

A suivre.