Bruno Dalles, procureur général à Nouméa : « Sans l’intervention massive de l’Etat, le risque de guerre civile était élevé »

Comment exercer la justice sereinement dans une situation insurrectionnelle ? C’est la question à laquelle sont confrontés les magistrats en Nouvelle-Calédonie depuis le 13 mai, date du début des émeutes.
Aujourd’hui, ici en métropole, beaucoup pensent que le calme est revenu, que tout est réglé ou en voie de règlement alors que sur le territoire la situation reste toujours inflammable. Les propos de Bruno Dalles, procureur général près la cour d’appel de Nouméa, appellent à beaucoup plus de mesure, de retenue, de prudence...


La sécurité reste précaire sur le territoire ?
La sécurité a été incontestablement rétablie peu à peu sur l’ensemble du territoire grâce aux efforts conjugués de l’ensemble des forces de sécurité intérieure et sans doute aussi grâce à l’action judiciaire qui a permis d’apporter des réponses de nature à sanctionner les auteurs des faits les plus graves et prévenir les risques de réitération ou récidive. Toutefois, la situation reste inflammable, les fondamentaux des facteurs de risques restent actifs et certaines zones ne sont toujours pas pacifiées comme autour de Saint-Louis et du Mont-Dore. Mais la situation devrait continuer à s’améliorer.


Comment qualifier ces évènements : « émeutes », « insurrection », « quasi guerre civile » ?

Chacun utilise les termes qui correspondent à sa propre analyse ou son « biais cognitif » comme diraient certains spécialistes, mais il est incontestable que depuis le 13 mai dernier la Nouvelle-Calédonie est victime de troubles à l’ordre public ayant entraîné une multitude d’infractions, de dégradations, d’incendies, de vols, de recels, de violences aggravées et même de faits criminels.
On peut considérer que cette situation a été insurrectionnelle notamment lors de l’instauration de l’état d’urgence et qu’après le rétablissement progressif de l’ordre public, elle demeure une situation de délinquance multiforme violente.
Ce qui est certain, c’est que sans l’intervention massive de l’Etat, le risque de guerre civile était élevée.

Et 11 morts …
Oui, malheureusement nous devons déplorer 11 morts, il s’agit de décès directement en lien avec les troubles mais je crains que le bilan humain indirect soit en réalité beaucoup plus élevé compte tenu des effets mortifères de l’interruption de l’accès aux soins, aux lieux de soins, compte tenu de la destruction de cabinets médicaux, de cliniques, de laboratoires, entraînant des défauts de soin, des reports de rendez-vous dans un contexte de situation sanitaire déjà très dégradée. Il existe toujours une frange radicale qui refuse les appels au calme.

Qui sont-ils ?

Il subsiste toujours des auteurs d’infraction identifiés qui sont recherchés, des auteurs et complices qui restent à identifier et interpeller, des délinquants qui profitent de la situation pour poursuivre leurs activités de vols, de dégradations et de violences et un contexte général qui, en l’absence de clarté dans les déclarations des responsables politiques contribue à laisser croire que l’action violente serait légitime alors qu’elle ne conforte qu’une stratégie de la destruction sur le chemin du chaos.
Force est de constater que des appels à retrouver le calme ou « desserrer l’étau » se multiplient, ce qui est un facteur d’espoir.

Dans une telle période, comment « la sérénité de la justice » peut-elle s’exercer ?
La Justice doit assumer son code génétique qui lui impose de rester sereine ! Toutes les décisions nécessaires ont été prises pour rassurer et soutenir les magistrats et les personnels de justice, pour sécuriser le site judiciaire, pour maintenir des capacités à juger, pour redéployer les moyens sur les urgences pénales, pour obtenir des renforts de greffiers et magistrats mais aussi pour répondre aux tentatives de pression, d’intimidations ou des critiques uniquement faites pour déstabiliser.
Force doit rester à la loi et à la Justice. Tous les acteurs judiciaires démontrent chaque jour que la Justice en Nouvelle-Calédonie reste sereine, efficace, respectueuse des droits de chacun et transparente.

Face aux violences en Calédonie, le garde des Sceaux souhaitait une réponse pénale « ferme, rapide et systématique ». Est-ce le cas ?
Oui, la politique pénale fait partie du champ de compétence du gouvernement et du garde des Sceaux et elle est déclinée localement par les procureurs généraux et les procureurs de la République. Dans le prolongement de l’instauration de l’état d’urgence, une dépêche de politique pénale a été diffusée afin de faciliter l’articulation des actions administratives et judiciaires, afin de bien coordonner les missions des différents services de sécurité déployés et permettre une réponse pénale rapide et adaptée. Le procureur de la République de Nouméa s’est employé, avec mon soutien, à mettre en œuvre ces orientations qui correspondaient de toute manière à ce qui avait été décidé et mis en place dès l’activation de notre cellule de crise, et la mise en place d’un plan de continuation d’activité, dès la mobilisation des ressources disponibles, dès l’arrivée de renforts d’officiers de police judiciaire, dès les premières interpellations mi-mai 2024.
Il convient de rappeler que la rigueur et la proportionnalité de la réponse pénale pouvaient déjà être constatées dès les premiers troubles en février lors d’une manifestation à Nouméa et début avril, lors de l’attaque de la brigade de gendarmerie de l’Ile-des-Pins.

Combien de gardes à vue et de défèrements depuis le 13 mai ?

La qualité et la diversité de la réponse pénale s’illustre pleinement par le bilan judiciaire qui est régulièrement expliqué et en toute transparence consistant à plus de 2 000 gardes à vue exclusivement liées à des faits en lien avec les troubles à l’ordre public depuis le 13 mai dernier, plus de 400 défèrements soit en comparution immédiate soit en CRPC (Comparution sur Reconnaissance Préalable de Culpabilité) et plus de 200 mandats de dépôt mis à exécution.
Force est de constater que ce rythme soutenu et inédit en Nouvelle-Calédonie est une activité qui pèse sur la seule juridiction de Nouméa avec le soutien de la Cour d’appel et correspond à 4 fois plus de gardes à vue que pendant les Jeux olympiques et traitées par les parquets de l’Hexagone !

 « Justice coloniale » lancent certains indépendantistes ou leurs relais en métropole …

Pour certains, la justice est « coloniale », pour d’autres elle est laxiste !
Le bilan judiciaire réel démontre que la Justice est restée résiliente, engagée, soucieuse du respect des procédures et des droits de la défense, attentive à la proportionnalité des réponses pénales à la personnalisation des peines.
Les critiques politiques sont inévitables en période de crise politique, la Justice devient une cible à la fois de ceux qui souhaitent l’instrumentaliser ou la politiser et de ceux qui auraient peut-être des responsabilités à assumer dans la crise, mais il leur semble sans doute préférable de jeter l’opprobre sur la Justice plutôt que de faire leur propre auto-critique.
Un vieil adage judiciaire atteste que lorsque le jugement est critiqué par les deux parties, c’est qu’il doit finalement être équilibré et juste !

Pourquoi avoir envoyé en métropole des indépendantistes mis en examen ?
Contrairement aux informations incomplètes reprises en permanence, les premiers détenus transférés dans l’Hexagone ont été les auteurs présumés de faits criminels dont les victimes sont issues de la communauté Kanak, puis des détenus définitivement condamnés à de longues peines (60 détenus) puis seulement les principaux auteurs présumés mis en examen dans la procédure judiciaire dite de la « CCAT ».
La raison principale de l’ensemble de ces transferts est tout simplement liée à la situation pénitentiaire en Nouvelle-Calédonie qui souffre d’une dégradation constante des conditions de détention et crée des conditions indignes donnant lieu à des condamnations régulières par la justice administrative. C’est dans un contexte marqué en outre par deux phases de mutineries en lien avec les troubles engendrés, qu’il a été rendu indispensable d’organiser des transferts vers le Centre de Détention de Koné puis vers des établissements pour peine de l’Hexagone.
En complément, il est évident que concernant les mis en examen dans l’information judiciaire ouverte visant l’identification des commanditaires, les juges ont très justement considéré que les nécessités de l’enquête rendaient indispensable toute absence de concertation, surtout que certain avaient refusé de s’expliquer, et que seul un éloignement des détenus permettait de garantir cette exigence, d’éviter tout risque de concertation frauduleuse, tout risque de récidive, tout risque de nouvelle mutinerie, et d’assurer des conditions humaines et dignes de détention que les nombreux visiteurs, députés et sénateurs n’ont pas manqué de souligner en métropole validant de ce fait les choix judiciaires opérés.

Christian Tein, le leader de la CCAT, détenu à Mulhouse, estime être un « prisonnier politique » …
Cela prouve que sa liberté d’expression est respectée, il peut se qualifier comme il le souhaite, mais il n’est mis en examen que pour des infractions pénales de droit commun, liés à la délinquance organisée et non des crimes ou délits politiques ou terroristes.

Et il vient d’être porté à la présidence du FNLKS
Il est vrai qu’avec cette élection surprise, il pourrait se considérer non pas comme un « prisonnier politique » mais comme un « politique prisonnier » !

Son dossier et celui des autres mis en examen doivent-ils être dépaysés ?
Même si les avocats de certains mis en examen ont médiatisés dès le 3 septembre dernier une requête sollicitant le dépaysement de ce dossier, étant la seule autorité judiciaire en Nouvelle-Calédonie aux termes de l’article 665 du Code de procédure pénale compétente pour répondre à cette requête et étant respectueux du droit et du principe du contradictoire, je me garderai de faire des commentaires avant d’avoir rendu ma décision.

Avez-vous été saisi de tentatives d’instrumentalisation par des puissances étrangères ?
Aucun élément porté à ma connaissance ne permet de répondre précisément à cette question, il est en revanche évident que de nombreuses puissances étrangères essayent, à des degrés divers, de déstabiliser les institutions républicaines, d’attaquer la France, de récupérer les actions menées par certains mouvements voire de les soutenir.
Il convient de rester vigilant et se donner les moyens d’investigation sur toutes les actions de soutien. Cela relève principalement de la compétence des services de renseignement.

Photo : DR

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