samedi 6 février 2021

Le général Michel Roquejeoffre commandait, il y a 30 ans, Daguet : « Ce conflit du Golfe fut le cas typique de règlement d'une crise de haute intensité »

Le général Roquejeoffre, 87 ans, vit à Pamiers (Ariège) depuis qu’il a quitté les armes, deux ans après la Guerre du Golfe 1 (1990-91). Ce conflit, un peu oublié, date de seulement trois décennies. Il fut toutefois à l'origine de nombreuses réformes opérationnelles de l'armée française. Après l’invasion du Koweït par l’armée irakienne, le 2 août 1990, des emprises diplomatiques sont occupées, dont celle de la France, le 14 septembre, par les Irakiens. Le lendemain, lors d’une conférence de presse, François Mitterrand explique que « nous en sommes dans une logique de guerre ». Et le chef de l’Etat annonce l’envoi d’un détachement en Arabie Saoudite. Qui sera commandé par le général Roquejeoffre. Pour Ainsi va le Monde celui-ci revient sur la constitution de Daguet ainsi que sur les opérations Bouclier et Tempête du désert (voir également post du 17 janvier 2021).

 

Le général Roquejeoffre à son arrivée en Arabie Saoudite ©DR/Défense

Vous souvenez-vous du moment où l’on vous a appris que vous alliez commander Daguet ?

Oui, c’était le 15 septembre 1990. Une grande réunion était prévue à salle « opérations » de l’état-major des armées, regroupant les responsables de l’EMA, de la FAR, de l’Armée de l’Air, de l’EMAT. Il y avait notamment les généraux Forray et Fleury, respectivement CEMAT et CEMAA, le général Guignon, chef OPS de l’EMA. J’y assistais en tant que commandant de la FAR. Dès le mois d’août, après l’invasion du Koweït par l’Irak, nous avions planifié des opérations avec l’idée de pouvoir engager une force constituée autour de deux divisons de la FAR : la 6e DLB et la 4e DAM. Le but de cette réunion était d’arrêter la composition et le rôle d’un détachement de 6000 hommes, conçu autour d’une force terrestre issue de la 6e DLB renforcée (que commandait alors le général Mouscardès), d’un détachement aérien d’une quarantaine d’avions de combat et de moyens logistiques (santé, matériel, logistique…). Pendant le déroulement de la réunion, le général Forray a été appelé par le général Schmitt (CEMA) qui se trouvait alors en Arabie Saoudite avec le ministre de la défense, Jean-Pierre Chevènement. A son retour dans la salle, le général Forray a indiqué que le président de la République François Mitterrand avait décidé d’envoyer des troupes françaises sur place. Une décision directement liée à l’invasion, le 14 septembre, de l’ambassade de France à Koweït city par les soldats irakiens. J’ai été nommé le 17 septembre et deux jours après je suis parti en Arabie Saoudite. Le général Schmitt m’avait donné comme ordre de mission de prendre contact avec le général prince Khaled ben Sultan, Saoudien, qui commandait toutes les forces arabes coalisées situées sur le territoire, et avec le général Norman Schwarzkopf, qui, lui, était à la tête des forces américaines (terre, mer, air, marines) mais aussi commandait en chef l’ensemble de l’opération. Je devais leur présenter la force qui avait pris le nom de Daguet : sa mission, ses effectifs, sa spécificité, ses savoir-faire, son originalité. Daguet était une force aéromobile avec ses régiments d’hélicoptères de combat. Elle manœuvrait et pouvait prendre l’adversaire de flanc en utilisant ses moyens « feu » -terrestre et aérien- et sa mobilité au sol. Le général Schwarzkopf a trouvé cette organisation très originale. Il a d’ailleurs plus tard préconisé la création d’unités semblables aux USA.

Vous étiez alors général de corps d'armée ?

Même si la force était au départ sous-dimensionnée pour un général de corps d’armée (mais elle est montée à 15000 combattants par la suite), j’ai été désigné car le président souhaitait un officier qui puisse mener à la fois une mission militaire mais aussi politique. Et puis, le gros des troupes provenait de la Force d'action rapide que je commandais.

J’avais été nommé général de corps d’armée le 1er juin 1990 et désigné à la même date comme commandant de la FAR. A l’époque, cette grande unité de l’armée de terre avait été conçue pour des actions bien particulières. Elle avait pour mission, dans le cadre d’une attaque des forces du pacte de Varsovie, de se projeter le plus loin possible pour bloquer les unités ennemies en attendant l’arrivée d’un corps d’armée français. Cette manœuvre était facilitée par son équipement de blindés canons à roues (les AMX 10RC) et d’hélicoptères de combat (les Gazelle). La FAR devait également se préparer et s’entraîner à des combats contre des forces ayant pénétré dans un pays avec lequel la France était liée par des accords de défense. Ces forces combattaient selon le principe de la guerre asymétrique, « du faible contre le fort  ». La FAR était composée d’un état-major, de cinq divisions (la 11e DP, la 6e DLB, la 9e DIMa, la 27e  division alpine, la 4e division aéromobile) d’un groupement d’artillerie et d’unités de soutien d’un corps d’armée.

Cela faisait 38 ans que la France n'avait pas fait  la guerre…

On peut dire que, pour la France, ce fut la première véritable guerre de type symétrique depuis le dernier conflit mondial. Après 45, l’armée française avait été engagée dans les conflits liés à la décolonisation. Cependant, si cette guerre était classique, c’est-à-dire infra nucléaire, elle était d’un genre nouveau puisqu’elle se déroulait dans l’ère informatique, l’ère de l’intelligence. Par ailleurs, nous étions sous menace classique du feu, sous menace chimique également et on y a cru jusqu’au dernier jour, puisque les militaires qui ont pris part à l’attaque terrestre avaient revêtu la combinaison de protection S3P. Menace terroriste enfin car à l’époque, l’Irak abritait certains groupuscules terroristes. On a d’ailleurs eu des menaces qui se sont manifestées à Dhahran sur des Américains. Très rapidement, les Saoudiens ont trouvé les coupables qui ont été exécutés. Mais contrairement à la seconde guerre du Golfe, il n’y a pas eu d’attentats terroristes sur le territoire saoudien.

Guerre classique aussi car, s’il n’y a pas eu de déclaration de guerre ni de traité de paix, toutes les données d’un conflit traditionnel étaient réunies : l’agression était caractérisée (envahissement et surtout annexion d’un pays représenté à l’ONU par un autre) ; l’adversaire militaire était identifié (l’armée irakienne) ; la mission avait été validée par la résolution 678 de l’ONU et elle était bien définie (faire respecter et appliquer la résolution 660, c’est à dire exiger de l’Irak son retrait du Koweït) ; l’emploi de la force était autorisé par la même résolution 678 ; enfin, le cessez-le-feu ne pouvait être conclu avec l’adversaire que lorsque ce dernier accepterait les termes de la résolution 687.

 

Le général Roquejeoffre avec JP Chevènement, ministre de la défense

 

Votre ministre de tutelle Jean-Pierre Chevènement n’est pas convaincu par cet engagement ?

Le ministre de la Défense a donné sa démission le 29 janvier 1991, quelques jours après le début de l’engagement des forces (17 janvier : début de la phase aérienne de Desert Storm). La raison profonde de ce départ n’a jamais été très claire. Sur le terrain, nous avions constaté que le ministre, s’il était d’accord pour faire évacuer le Koweït par une coalition regroupant les forces de chaque pays, ne voulait pas être sous les ordres d’un membre de la coalition, notamment américain. Il a tout fait pour implanter la force Daguet loin des unités de la coalition. La division débarquée à Yambu, port sur la Mer Rouge, a été dirigée sur la base saoudienne CRK (Camp du roi Khaled) à 500 km de Ryad alors qu’elle devait, au départ, stationner près de la capitale. Autre exemple, la force aérienne, qui aurait dû logiquement être regroupée à Dhahran, s’est retrouvée dans le désert, à Al Ahsa, dans une base aéroportuaire qui est sortie de terre en un temps record.


Comment se met en place cette division ? Combien de régiments sont concernés ?

La division n’était qu’une partie de la force Daguet qui comprenant un état-major, une division terrestre (la division Daguet), un groupement de soutien logistique, une chaîne santé, une dizaine de détachements de liaison et une chaîne de transmission. Un groupement aérien d’une cinquantaine d’avions de combat et de transport y été rattaché. Les unités de la Marine ne dépendaient pas, en revanche, de la force Daguet. La force s’est mise en place en Arabie Saoudite par vagues aériennes et maritimes de septembre 90 jusqu’à mi-janvier 91. Une grande partie des avions et des cargos étaient des matériels réquisitionnés. Les effectifs ont atteint 15000 hommes début 1991. Des unités ont renforcé les capacités sur le terrain. La division Daguet a ainsi reçu deux escadrons de cavalerie légère, un pour le 1er REC, un pour le 1er Spahis. Le 3e RIMa et le 2e REI furent renforcés chacun par une compagnie de combat. Un régiment d’artillerie, le 11e RAMa, fut affecté à la division. Un régiment d’AMX30B2 a également rejoint l’Arabie Saoudite tout comme des commandos du 1er RPIMa. Le régiment du génie a récupéré des engins pour sa compagnie de soutien… Toute l’armée de terre a été affectée par ces décisions. De même, chaque base arienne a dû participer à ce renforcement en hommes et en matériel.


Quelle est sa doctrine d’emploi ?

Il n’y a pas de doctrine d’emploi au niveau régimentaire mais des principes de fonctionnement. La force Daguet a adapté son mode d’action en prenant en compte de nombreux éléments : mission générale de la force coalisée formée autour de 29 pays, en majorité des nations du Moyen-Orient, potentiel des adversaires, le terrain, le climat… Elle a tiré de tout cela les planifications d’engagement. Dès le départ, j’avais expliqué au général Schwarzkopf que la force Daguet pouvait se distinguer car elle était très mobile, pouvait lancer des actions dans la profondeur. Et il a tout de suite vu l’intérêt de cette force, capable d’ouvrir la route sur un flan et de le protéger.

Les opérations ont eu lieu en deux phases : une phase baptisée Desert Shield (Bouclier du désert), défensive, dont l’objectif était d’empêcher l’Irak de pousser ses troupes vers l’Arabie Saoudite, en particulier de s’emparer de la zone de Dhahran, où se trouvaient les principaux gisements pétroliers. Puis, Desert Storm (Tempête du désert), phase offensive aéroterrestre.

Après le déclenchement de la phase aérienne, la division Daguet a rejoint un site de déploiement opérationnel au nord de Rafha, à près de 300 km de CRK, à l’extrême ouest de la zone alliée, le long de la frontière avec l’Irak. Sa mission était de conquérir un nœud routier stratégique dans le village d’Al Salman afin que le déplacement des autres forces alliées puisse se faire sans encombre. C’est une manœuvre classique : on fixe l’ennemi, on l’enveloppe afin de le prendre à revers puis, une fois le terrain conquis, la seconde vague peut agir en toute sécurité. Al Salman se trouvait à une centaine de kilomètres de la frontière. Il fallait donc une force très mobile avec une puissance de feu importante pour s’emparer de l’objectif. La division Daguet possédait ces deux qualités grâce à ses AMX10RC, à ses Gazelle Hot, à son artillerie.

Armes ramassées sur le champ de bataille


 Quels enseignements a-t-on tiré de cette guerre ?

Ce conflit du Golfe fut le cas typique de règlement d'une crise de haute intensité, incluant des aspects très variés allant de la démonstration de force au combat intensif, mêlant action militaire et action humanitaire, dans un contexte fortement médiatisé, sous une triple menace (classique, terroriste et chimique). D'ailleurs, quelques années après, les rédacteurs du Livre Blanc sur la défense, ont intégré ce conflit régional dans l'un des cinq scénarios de l'hypothèse d'emploi des forces.

La professionnalisation des armées était dans les tuyaux, la guerre du Golfe en a été l’élément déclencheur. Pour ce type d’opérations, on ne peut faire appel à des appelés. On a besoin d’hommes et de femmes qui ont la compétence, l’expérience et la cohésion. La compétence ne s’acquiert qu’après de longues années, l’expérience ne s’obtient qu’à la suite de longs séjours dans des pays similaires à ceux où l’on est susceptible d’intervenir. Enfin, la cohésion exige que les cadres et les engagés vivent longtemps ensemble et ainsi se connaissent bien. Tout cela est lié à un facteur temps et ne peut être acquis au bout de dix mois de service.

Durant cette guerre, on a été tributaire du renseignement satellitaire américain. Le gouvernement a décidé de renforcer notre renseignement satellitaire par notamment le lancement du programme Hélios. Une brigade de renseignement et de guerre électronique a également été créée en 1993, rassemblant notamment le 13e Dragons, le 2e régiment de Hussards ou encore le groupement aéromobile de renseignement équipé d’hélicoptères de reconnaissance. Enfin, la direction du renseignement militaire a été créée en juin 1992 et placée sous l’autorité du chef d’état-major des armées. Prenant exemple sur les SAS britanniques, on a décidé de regrouper les unités d’action des trois armées au sein du commandement des opérations spéciales (COS).