« En Libye, la volonté du Kremlin est de travailler avec les deux gouvernements » explique Imen Chaanbi (1ère partie)
Spécialiste des questions libyennes, Imen Chaanbi est membre du collège académique de l'Observatoire géostratégique de Genève. Dans cet entretien, elle décortique le positionnement de la Russie en Libye.
La Libye a beaucoup de valeur pour la Russie ?
La Russie a pour objectif de renforcer sa présence en Afrique du Nord, dans le Sahel ainsi qu'au Moyen-Orient. L’accès à la Méditerranée, lui permet de sécuriser ses approvisionnements tout en renforçant son statut de puissance. Face à l’Union européenne, la Russie peut opérer des activités de surveillance de l’OTAN tout en procédant à des manœuvres militaires en eaux profondes. Après la résiliation des contrats par le nouveau gouvernement syrien, le Kremlin a réorienté sa stratégie en Méditerranée. En soutenant l’armée de libération nationale (ALN) du maréchal Khalifa Haftar, la Russie a pu bénéficier des installations stratégiques portuaires et aériennes dans la Cyrénaïque. Ces emplacements lui permettent de vendre et de livrer des armes tout en contrôlant le commerce des hydrocarbures.
Moscou porte également de l'intérêt pour le Soudan ?
Le Kremlin poursuit, en effet, un autre objectif : l’accès à la mer Rouge. En 2017, le Soudan et la Russie ont signé un accord relatif à la création d’une base navale russe à Port-Soudan. Malgré la chute d’Omar-El Bechir, le Kremlin a préféré maintenir sa présence au Soudan en soutenant dans un premier temps les forces spéciales rapides (FSR) de Mohamed Hamdan Daglo dit « Hemeti ». Au regard des intérêts convergents des différents acteurs internationaux dans la région, la Russie a également décidé d’apporter un soutien logistique au général Abdel Fattah Al-Burhan. Cette stratégie de « double soutien militaire » lui a permis de finaliser l’accord en février 2025*. Le port pourra accueillir plusieurs navires de guerre y compris des bâtiments à propulsion nucléaires. La base permettra d’assurer un soutien logistique à la marine russe notamment le ravitaillement et la réparation de ses navires. Ce port situé en face de Bab Al-Mandab permet à Moscou de surveiller ce carrefour stratégique des routes commerciales mondiales tout en sauvegardant ses intérêts stratégiques. La volonté de Moscou est de disposer de troupes au Soudan au même titre que les pays qui possèdent des bases militaires à Djibouti.
L’un des objectifs de Moscou est de pouvoir surveiller le canal de Suez ?
C’est évident et c’est là l’intérêt d’avoir un accès à la Méditerranée. Permettez-moi d'ajouter qu'en négociant une base navale au Soudan, la Russie peut surveiller les trafics maritimes en mer d’Arabie. Au-delà des activités militaires, il y a également un intérêt stratégique destiné à contrecarrer le projet du canal de Ben Gourion. Celui-ci en reliant la mer Rouge à la Méditerranée concurrencerait le canal de Suez tout en étendant l’influence israélienne mais aussi américaine dans cette région.
En se positionnant diplomatiquement et militairement en Libye, au Soudan, en Égypte et dans les pays du Sahel, la Russie met en place « une stratégie d’encerclement militaro-économique. » Afin de contrôler les intérêts stratégiques des autres pays, y compris ceux des membres du BRICS présents dans la région.
La Russie veut apparaître comme un partenaire sécurité fiable ?
Après la révolution libyenne du 1er septembre 1969, Kadhafi s’était tourné vers l’URSS. À l’époque, le gouvernement libyen avait signé plusieurs accords de coopération économique et militaire. Les Russes jusqu’à la chute de Kadhafi en 2011, fournissaient l’armée libyenne. Ses officiers séjournaient en Russie pour être formés aux techniques de renseignement. Kadhafi souhaitait instaurer l’équivalent des Spetsnaz notamment pour lutter contre les djihadistes dans les années 80-90.
La Russie a également accueilli de nombreux proches et d'anciens fonctionnaires de la Jamahiriya après la mort du colonel Kadhafi. À la différence des autres pays, la Russie n’a pas participé aux opérations militaires. Cette prise de position reste un atout pour Moscou auprès de la population libyenne qui considère le Kremlin comme un partenaire fiable.
Concernant la situation actuelle, la Russie a soutenu avec l’Égypte, les Émirats arabes unis et l’Arabie Saoudite les troupes de l’Armée de libération nationale (
ANL) dans son offensive « Opération volcan de la colère »**.
Il y a quelques années, le maréchal Haftar a rencontré Sergueï Lavrov, ministre russe des Affaires étrangères, pour demander de l’aide de la Russie dans sa lutte contre les islamistes. Moscou a livré des armes et des équipements militaires. Puis déployé des forces (Wagner) à la base aérienne égyptienne de Sidi Barrani près de la frontière libyenne.
En fournissant un soutien logistique, le Kremlin a permis aux forces de l’ANL de contrôler la Cyrénaïque, une partie du Fezzan ainsi que le champ pétrolier de Sharara et la raffinerie de Zawiya. La récente incursion de l'ALN soutenue par l’Afrika Corps pour contrôler Ghadamès révèle une fois de plus le solide partenariat entre la Russie et le gouvernement de Khalifa Haftar.
Haftar formé en Russie ?
Oui, lorsqu’il était officier de Kadhafi. Il considère le Kremlin à ce jour comme « un partenaire fiable et sûr ». À noter que le maréchal Haftar est aussi en négociation avec Washington et ne souhaite pas se mettre à dos le Pentagone. D'ailleurs, il possède un passeport américain et sa famille a des intérêts économiques aux États-Unis.
Le maréchal Haftar reste un atout à court terme, mais sa maladie et sa position pro-américaine le fragilisent auprès du Kremlin. En fin de compte, la Russie met en place une stratégie bilatérale avec les gouvernements libyens dans le but de sécuriser ses ressources et sa position stratégique en Méditerranée.
Depuis la chute du régime de Bachar El-Assad, le Kremlin a revu sa stratégie militaire en transférant ses équipements et ses hommes en Libye ?
La base de Tartous permettait de sécuriser l’approvisionnement des matières premières maintenir sa présence militaire en Méditerranée et soutenir ses opérations en Afrique. La perte de ce point stratégique est considérée par certains experts comme une défaite majeure. En concentrant sa présence dans la Cyrénaïque et dans le Fezzan, les Russes ouvrent un nouveau corridor en Méditerranée.
En parallèle, la reprise du programme logistique de Kadhafi par un fils du maréchal, Belkacem Haftar, financé en partie par la Chine est destiné à désenclaver les pays de l’Alliance des Etats du Sahel (AES). Ce projet comprend la construction de lignes ferroviaires, d’autoroutes et de bases logistiques.
À noter que la zone franche de Koufra est contrôlée par les forces du maréchal Haftar et des forces russes. En exportant les matières premières, la Chine devra passer par le corridor logistique. Elle utilisera les infrastructures contrôlées par le Kremlin, à savoir les ports de Tobrouk et de Benghazi.
Moscou a bien un pied dans chaque camp : activités militaires à l'Est et activités diplomatiques à l'Ouest ?
La Russie a adopté une diplomatie multilatérale et polymorphe. En effet, elle travaille aussi bien avec le gouvernement de l’Ouest qu’avec celui de l’Est.
S’agissant du gouvernement de l’Ouest***, celui-ci dirigé par Abdelhamid Dbeibah, est soutenu par le Qatar et la Turquie, en plus d’être reconnu par la communauté internationale. La Russie a rouvert son ambassade à Tripoli l’année dernière. Le Kremlin souhaite instaurer une « nouvelle ère de coopération et de compréhension mutuelle ». Cette réouverture a aussi été l’occasion pour le gouvernement russe de négocier des accords en matière d’exploration pétrolière. La récente reprise des activités des sociétés américaines et européennes dans le secteur des hydrocarbures est l’une des raisons qui a poussé le gouvernement russe à rouvrir sa représentation diplomatique. Au-delà des aspects économiques, il est important de souligner la présence d’anciens membres du gouvernement de Mouammar Kadhafi au sein de l’actuel gouvernement.
Très actifs avec Moscou...
Il faut savoir que depuis 2011, des anciens membres du gouvernement de Kadhafi entretiennent une « diplomatie parallèle » avec le Kremlin. Par ailleurs, la Russie souhaite marquer sa présence en Afrique du Nord afin de concurrencer celle des Turcs, des Italiens, des Chinois et des Américains.
Concernant le gouvernement autoproclamé de l’Est, la Russie a informé de l’ouverture prochaine d’un consulat à Benghazi.
Pouvons-nous revenir sur le soutien militaire et logistique accordé aux troupes d'Haftar...
Oui, des instructeurs militaires russes sont déployés à travers la Cyrénaïque et le Fezzan. Les bases aériennes utilisés par les forces militaires russes sont celles de Al-Khadim (Est de la Libye), d’Al-Jufra (Centre du pays), Brak Ali-Shati (ouest de Sebha) et d’Al-Gadarbiya (Syrte).
La base aérienne de Maaten Al-Sarra à la frontière du Tchad et du Soudan constitue un point stratégique pour le Kremlin en raison de son ouverture vers le Sahel. En repositionnant ses ressources militaires dans les différentes bases militaires libyennes à l’Est, le Kremlin poursuit plusieurs objectifs. Le transfert du personnel et l’installation des stocks d’armement permettent ainsi à la Russie d’offrir à l’Alliance des États du Sahel, un soutien afin de tenter de lutter contre le terrorisme. Après la dénonciation des accords de coopération militaire entre la France et le Tchad, la Russie veut se positionner comme un partenaire fiable dans le domaine de la défense et de la sécurité. Le gouvernement russe travaille à la fois sur des activités militaires et paramilitaires. Les troupes de l’Afrikacorps sont stationnées dans la base militaire de Haruba.
Moscou négocie-t-elle le transfert de ses bases syriennes en Libye ?
La Russie est en négociation avec le maréchal Haftar pour la construction d’une base navale similaire de Tartous à Tobrouk et Susah. La ville portuaire de Tobrouk est stratégique en raison de son emplacement et de ses activités. Il s’agit du seul port en eaux profondes entre l’Égypte et la Tunisie. Utilisé comme un port militaire par les Italiens lors de la colonisation, sa gestion est vue comme un atout par les Russes.
Ces derniers pourraient ainsi contrôler les exportations pétrolières, voire effectuer des manœuvres militaires avec leurs sous-marins nucléaires en Méditerranée.
Quant à la gestion du port de Susah, il permettrait à la Russie d’avoir un port à conteneurs en eaux profondes. Une société américaine avait proposé d’investir 2 milliards de dollars afin de construire un terminal à conteneurs, un terminal céréalier et des postes à quai pour les trafics de marchandises conventionnelles. Le projet actuellement en suspens suscite évidemment l’intérêt du Kremlin.
Autre ambition de Moscou, récupérer des contrats perdus en Afrique du Nord, dans le domaine de productions agricoles ?
C'est vrai. Il est important évoquer la stratégie russe en matière de diplomatie économique. Qui souhaite récupérer les « terres noires » ukrainiennes, un des sols les plus riches du monde, stratégiques dans la fourniture de blé, huile ou farine aux pays du Maghreb. La géopolitique du blé reste un enjeu majeur pour la Russie qui souhaite s’affirmer comme le partenaire commercial incontournable,
détrônant les firmes européennes, ukrainiennes et américaines.
(A suivre).
**Le 4 avril 2019, le maréchal Haftar avait lancé un appel à marcher sur Tripoli pour libérer le pays de la présence islamiste et étrangère notamment turque et qatari. La guerre s’est terminée à la suite du cessez-le-feu du 21 août 2020
*** Le GNU- gouvernement d’unité nationale.
Photo : DR