dimanche 12 avril 2015

Yves de Daruvar, grand'croix de la Légion d'honneur



Yves de Daruvar, Compagnon de la Libération, vient d'être élevé à la dignité de grand'croix de la Légion d'honneur (journal officiel de ce 12 avril). La première partie de son parcours illustre la diversité des origines de ces très jeunes hommes qui choisirent très tôt (été 1940) de dire non à la défaite. En 2006, Yves de Daruvar (haut-commissaire aux Comores, 1962-63) s'était raconté dans un ouvrage que j'avais consacré aux titulaires de la croix de la Libération (Les compagnons de la Libération, Privat). Voici des extraits de ce texte.

Crédit : Ordre de la Libération
"Je suis encore, aujourd'hui, en quête d'identité. Je possède des ascendances variées. Mon père, hongrois, officier de carrière avait pris part à la Première Guerre mondiale du côté de la "triple alliance" puisque son pays était allié de l'Allemagne. Ma mère qui était d'ascendance à la fois autrichienne et française (ma grand-mère maternelle, catholique, était née à Montpellier, son mari était juif de Vienne), avait vu le jour à Constantinople et était de nationalité iranienne. On disait persane à l'époque. Son père étant conseiller du shah d'Iran.

Quant à moi, je suis né turc ! Et catholique. Mon père qui avait acquis cette nationalité, s'est ensuite converti à l'islam. A partir de là, la relation entre mes parents s'est considérablement dégradée. Ce qui nous a conduit ma sœur et moi à partir, avec notre mère, pour la France. Cela se passait en 1929, j'avais huit ans.

Bien que de langue maternelle française, j'étais un étranger. Au collège on me traitait de "sale boche". J'en étais excédé.

Cette IIIème République que je découvris n'était pas très reluisante. Je suis né trois ans après la fin du premier conflit mondial. Le deuxième round s'est rapidement profilé. Les grondements étaient perceptibles. Des événements s'annonçaient.

Quel serait mon destin ? De quel côté serais-je engagé ?

Nous assistions, en France, à une lâcheté morale généralisée. Les actualités nous montraient des régimes "resplendissants" en Allemagne et en Italie. Un culte de la jeunesse annonçait un autre avenir. J'étais fasciné.

Que faire ? J'étais comme l'âne de Buridan.

L'année de terminale, j'ai miraculeusement viré ma cuti grâce à un livre de Friedrich Sieburg, Dieu est-il français ? Dès la préface ce fut un coup de clairon. En substance, il écrivait : "Nous Allemands, nous avons de l'ordre chez nous mais du désordre dans nos têtes. Vous Français, vous avez de la pagaille chez vous mais de l'ordre dans vos têtes".

Qu'un allemand qui avait vécu vingt ans en France puisse écrire cela m'a soudainement éclairé. Il décrivait les Allemands comme un peuple brumeux, qui cultivait des mythes "moyenâgeux", tandis qu'il admirait la clarté et l'ordre intellectuel français.

Electrochoc qui m'a incité à la réflexion. Je me suis, dès lors, demandé ce qui faisait l'essence de la France, et me suis mis à lire Péguy, y découvrant le mystère profond de l'âme française. Puis j'ai lu Psichari, "Les voix qui crient dans le désert", "Le voyage du centurion", préfigurant pour moi "Le silence de la mer" de Vercors qui a si bien pénétré et analysé l'étrange complexe d'infériorité morale des Allemands vis-à-vis de la France.

Cela s'est produit à la veille même de la guerre. Je ne peux m'empêcher de penser que sinon, j'aurais peut-être été séduit par la propagande de Vichy et me serais engagé dans la division Charlemagne où je ne sais quoi.

Lorsque la guerre a éclaté, j'étais mûr. Mon choix, incertain, quelques courtes années plus tôt, était fait. Durant cette Seconde Guerre mondiale, trois généraux hongrois de ma famille ont combattu avec les Allemands sur le front de l'est.

J'avais pensé à l'Ecole navale, une sorte de désir d'évasion, mais ce fut l'Ecole coloniale.
Au début du mois d'octobre 1940, une lettre, suivie d'une publication au Journal officiel, m'informait de ma réussite au concours. Je n'étais plus en France depuis plusieurs mois déjà ! Je n'appris donc mon succès que l'année suivante, lors de mon passage à Brazzaville.

J'avais quitté Paris, à bicyclette, le 12 juin à quatre heures de l'après-midi. Le 15 juin à minuit, j'étais à Bordeaux. Révulsé par le discours de Pétain annonçant que "nous allions demander à l'ennemi de traiter entre soldats, dans l'honneur", j'ai repris mon vélo et poursuivi ma route vers le sud. A Saint-Jean-de-Luz,  j'ai réussi, déjouant la surveillance des policiers français, à embarquer sur un navire polonais, le Batory, et rallier Plymouth, le 23 juin et Londres, le 25.

Le 1er juillet, je signe mon premier engagement pour la durée de la guerre. Au dos du document, il était spécifié qu'en cas de défaite nous étions assuré d'être accueilli au Canada.
J'ai alors vu de Gaulle pour la première fois. Il était en grand uniforme, avec son képi orné de feuilles de chêne, de grandes bottes. Il a été accueilli par un tonnerre d'applaudissements. Il avait un air très hautain, mais il m'a alors fait bonne impression. Ce jour-là, il ne fumait pas. Ce qui était déplaisant chez lui à l'époque, c'était cette cigarette ou ce mégot qui pendouillait toujours à ces lèvres !

Lorsque le calme a été rétabli, il nous a déclaré tout de go : "Voilà, chers amis, je crée une légion de volontaires français. Nous allons parcourir le monde. Et un jour, au bout de combien de temps, je n'en sais rien, nous rentrerons en libérateur dans notre pays".

C'était très napoléonien, exactement ce que nous voulions : des aventures, voyager, et rentrer en libérateur, sinon en héros. D'où l'enthousiasme qui a suivi ces propos !

Depuis mon départ de France, j'ai eu le sentiment d'une succession de miracles : embarquement pour l'Angleterre, rencontre avec le colonel Leclerc en août 41.Celui-ci a illuminé ma vie ! Je crois qu'il m'avait pris en affection car, deux ans plus tard, il est venu me voir à l'hôpital d'Héliopolis, au Caire, lorsque j'ai été blessé à la mâchoire en Tunisie. Je l'avais trouvé assis à mes côtés alors que je m'éveillais de ma sieste.

Leclerc c'était ça : très pète-sec dans le service mais un cœur tendre. Il m'a aussi beaucoup impressionné sur le plan spirituel car cet homme que j'admirais énormément était profondément pieux. Je l'ai vu, auprès d'un missionnaire de Faya-Largeau, agenouillé, servant la messe. Il est juste de dire que nous étions nombreux à aimer ce meneur d'hommes. C'est la raison pour laquelle j'avais fait le vœu de communier lorsque j'avais été blessé si je restais en vie. Autant j'ai adoré Leclerc, autant, je n'ai pas eu de chance dans mes contacts avec de Gaulle. C'était un génie politique qui par certains côtés ressemblait au roi Louis XI : il mettait ses adversaires en cage.



(...) La première partie de notre jeunesse, dans quelque nation d'Europe que ce fut, se déroula dans les rumeurs décroissantes d'un premier conflit universel, la seconde s'accomplit dans les rumeurs croissantes d'une deuxième guerre mondiale qui s'avérait de jour en jour inévitable. Nous l'attendions presque tous de pied ferme, avec une certaine fierté, car ce cataclysme humain nous semblait destiné. Cette guerre serait la nôtre, pensions-nous.

Les jeunes générations d'hommes furent toujours quelque peu jalouses de la gloire des vieilles et aussi quelque peu désireuses de se débarrasser des préjugés débilitants d'un autre âge, de secouer l'emprise, si agaçante, des vieux. L'expérience, le prestige et le droit d'élever la voix, que fournissent généralement les actions de guerre, étaient d'excellents moyens pour écarter leur passé et se tourner, délibérément, vers un avenir qui était notre apanage et dont nous étions, pour la plupart, impatients de prendre possession. La guerre nous paraissait l'avènement de notre jeune génération, la consécration éclatante de ses droits et aussi, par la même occasion, la régénération sanglante d'un monde périmé, désuet, terne, étouffant et une juste "resélection" des forces vives de la terre. Dans les premiers jours de septembre 1939, cette guerre jetait donc ses premiers crépitements.

J'avais dix huit ans. Je voulais m'engager mais ma famille m'en dissuada. Je devais terminer mes études. Je ne devais, finalement, attendre que dix mois. En signant à Londres mon engagement dans les Forces françaises libre, j'avais le cœur léger…"