mercredi 16 juin 2021

« Employer le Corps européen au Mali ne pourrait découler que d’un accord politique entre ses nations cadre » explique son commandant, le général Kolodziej

Et si la France se désengageait du Mali ? Le scénario aurait été considéré il y a six mois comme hypothétique. Mais aujourd’hui, il l’est un peu moins depuis l’annonce de la suspension des opérations conjointes avec les forces maliennes. L’Europe dispose de quelques moyens pour remplacer la France. A condition que les Etats soient volontaires. Un PC Barkhane remplacé par un PC Eurocorps ? Ce corps européen a été créé en 1992 lors du sommet franco-allemand de La Rochelle. Trois autres pays ont rejoint les fondateurs : la Belgique l’année suivante, l’Espagne en 1996 et le Luxembourg deux ans plus tard. Cinq autres sont associés : la Turquie, la Grèce, l’Italie, la Roumanie et la Pologne qui pourrait faire son entrée parmi les pays nations-cadres très prochainement.
Cet outil de commandement multinational est subordonné à un organe politico-militaire, le Comité commun, composé des chefs d’état-major des armées et du directeur politique du ministère des affaires étrangères de chacun des pays membres. Le corps européen (force de réaction rapide), dont le quartier général est situé dans la périphérie de Strasbourg, peut-être -et a été engagé- dans le cadre de l’alliance Atlantique (Bosnie, Kosovo, Afghanistan). Son chef, jusqu’à l’été, est le général Laurent Kolodziej. Voici ce qu’il répond lorsqu’on évoque l’hypothèse.
© Twitter

Imaginons ce scénario : la France se désengage totalement du Mali. L’Europe décide d’y aller. Le Corps européen pourrait-il alors jouer sa partition ?

Puisque le rôle de PC inter-armées de théâtre est un de ceux qui lui sont assignés par ses cinq nations cadre, le Corps Européen détient en permanence les noyaux des capacités clés pour le tenir et faire où que ce soit, ce que fait aujourd’hui le PC Barkhane au Sahel. Toutefois, le Corps européen ne fournirait dans ce cas que des capacités de commandement et de contrôle au niveau opératif. Si l’UE devait donc se substituer à la France au Sahel, elle devrait inévitablement passer par un processus de génération de forces pour désigner les unités chargées des opérations au niveau tactique (échelons tactiques interarmes pour la partie terre, éléments organiques de théâtre pour la partie logistique, éléments air et forces spéciales).

 

Un tel processus serait-il long ?

Oui et il faut comprendre qu’en dehors du poste de commandement de théâtre quasi-instantanément déployable qu’est l’Eurocorps, plusieurs mois seraient nécessaires à la complète mise sur pieds de la force projetée sous la bannière de l’UE. De plus, il faudrait dans le même temps désigner et générer l’échelon de conduite stratégique d’une telle opération. C’est ce qu’on appelle un quartier général stratégique (OHQ) qui, pour les missions dites exécutives, n’existe pas au sein de l’UE sinon sous forme de noyaux clés que certaines nations conservent et entretiennent au sein de leurs structures nationales de commandement stratégique mais qui prennent du temps à transformer en un OHQ dédié pleinement opérationnel.

 

Prioritairement, il faut d’abord un accord politique ?

Effectivement, il me paraît essentiel de rappeler que la décision d’employer le corps européen dans une opération réelle découle d’un accord politique entre ses nations cadre qui doivent impérativement légitimer ce choix au regard du droit international. Ainsi dans le cas du Sahel, rappelons que la France n’y est intervenue qu’en réponse à un appel des pays de la région et tout particulièrement du Mali en 2013. Cette légitimité de l’action s’articule à sa légalité qui lui est conférée par résolution du Conseil de sécurité des nations unies. Dans l’hypothèse que vous évoquez, les nations cadre de l’Eurocorps, démocraties membres de l’Union Européenne érigeant en valeur centrale le principe de l’Etat de droit, devraient suivre exactement ce schéma pour engager l’Eurocorps tout en déléguant à l’Union Européenne, entité juridique parfaitement pertinente et compétente, la tâche d’en assurer la direction stratégique et militaire pendant toute la durée de l’opération.

 

L’Eurocorps, serait-il donc l’outil idéal ?

Il n’y a pas d’outil idéal. Chaque organisme a ses forces et ses faiblesses mais le Corps européen dispose d’atouts bien particuliers. C’est tout d’abord un PC HRF et la réaction rapide est donc inscrite dans ces gènes : il est toujours prêt à agir. Ensuite, son niveau de multi-nationalité intégrée unique dans le monde OTAN/UE s’appuie d’emblée sur les cinq nations cadre qui mettraient logiquement à sa disposition des capacités supplémentaires et notamment les grandes unités subordonnées dans des délais relativement courts en cas d’engagement en opération. A cela s’ajoute un niveau d’autonomie élevé en matière de soutien et d’appui au commandement. Les nations se partagent les ressources à consentir au profit de l’Eurocorps, que ce soit de manière permanente pour conserver à l’état-major sa capacité constante à remplir les rôles correspondant au niveau d’ambition de ses pays copropriétaires, ou bien de façon circonstancielle en cas d’opération. Ainsi, les efforts supplémentaires à réaliser seront allégés par cette logique de répartition prédéfinie entre Nations. Pour ses copropriétaires, l’Eurocorps est donc un outil de commandement plus économique que s’il était la propriété d’une seule nation.


© Eurocorps

Le corps européen n'a-t-il pas un problème d'identité entre UE et OTAN ?

Le Corps européen est un état-major dual, ce qui ne signifie pas qu’il est en proie à une schizophrénie permanente. L’état-major est lié à l’Alliance atlantique au travers de son appartenance à la communauté des PC HRF Terre de la structure de forces de l’OTAN et il entretient un lien privilégié avec l’UE, formalisé par une lettre d’intention cosignée en 2016 par le général commandant l’Eurocorps et par le directeur de l’EUMS. Dans la réalité, les capacités de commandement et de contrôle ainsi que les systèmes de commandement détenus par le Corps européen sont tout à fait interopérables entre UE et OTAN et sont donc aisément utilisables au profit de l’une et l’autre organisation sans nécessiter de profonde réadaptation. Le contexte général aux niveaux politico-militaire et stratégiques change en fonction de l’emploi au profit de l’OTAN ou de l’UE mais les besoins en termes de capacités de commandement restent très similaires et la manière de les mettre en œuvre varie très peu. L’Eurocorps n’est donc pas écartelé entre l’OTAN et l’UE mais en permanence employable par les deux organisations avec des capacités tout à fait comparables.

 

Avant tout c'est une copropriété européenne ?

Cette notion de copropriété est effectivement l’ADN du Corps européen. Les cinq nations « propriétaires » Allemagne, Belgique, Espagne, France et Luxembourg financent et fournissent les ressources correspondant aux besoins opérationnels tels que définis pour le Corps européen. Ce niveau d’ambition est concrétisé par les trois rôles que ces nations cadre veulent voir tenir par le Corps européen : PC de composante terrestre, PC interarmées de théâtre, PC de corps d’armée. Il y a consensus des Nations sur cette ambition qui engage de facto la responsabilité du général commandant qui doit à son tour garantir le niveau de préparation requis pour un engagement de l’état-major sur court préavis et sur les trois rôles évoqués préalablement. La notion de copropriété se retrouve également dans le fait que chaque Nation Cadre a un poids équivalent dans toutes les décisions qui, prises à l’unanimité, établissent la gouvernance du Corps européen.

 

Dont vous êtes le syndic ?

Le général commandant le Corps européen (COMEC) est effectivement une sorte de syndic de cet organisme. Les Nations copropriétaires mettent à sa disposition des ressources de toute nature et fixent les grands objectifs opérationnels. Le COMEC planifie ensuite l’emploi des ressources à des fins d’entrainement et de préparation opérationnelle, de soutien de l’état-major en vie courante sous tous ses aspects et d’entretien du patrimoine immobilier. Son rôle est cadré par le Traité de Strasbourg entré en vigueur en 2009.

 

L'Eurocorps n'a-t-il pas un déficit d'image ?

L’Eurocorps ne souffre pas d’un déficit image au sens « réputationnel » du terme, bien au contraire. Depuis qu’il existe, l’excellence opérationnelle de l’état-major a toujours été saluée et ses performances ont toujours été mises en exergue que ce soit par l’OTAN ou par l’UE. En revanche, il est vrai que l’Eurocorps souffre parfois d’un manque de lisibilité. De manière assez paradoxale, ce sont ses caractéristiques et son mode de gouvernance unique, parfois difficiles à comprendre qui ont tendance à éloigner l’état-major du devant de la scène. Le fait que l’Eurocorps ne soit « qu’un » état-major sans unités subordonnées en permanence n’aide pas non plus à comprendre son utilité et son bien-fondé. C’est pourquoi il y a un travail de communication permanent qui est réalisé afin que l’Eurocorps soit mieux connu, mieux compris et qu’au final, il en soit fait un usage optimal.

  

Aux pays socles que sont la France, l'Allemagne, le Luxembourg, la Belgique et l'Espagne pourrait se joindre la Pologne ?

La Pologne envisagerait effectivement de devenir la sixième nation cadre du Corps européen. Aujourd’hui la Pologne est nation associée et contribue déjà de manière significative en termes de ressources humaines et d’équipements. L’accession de ce pays au statut de nation cadre présenterait une réelle plus-value en général et plus particulièrement dans le contexte stratégique actuel qui, entre autres choses, appelle à une vigilance accrue sur les frontières orientales de l’espace européen.

 

Paradoxe : les Britanniques ne sont pas présents mais la langue de travail est l'anglais ?

Ceci n’est pas forcément un paradoxe. L’anglais étant le latin du XXIème siècle et notamment dans le domaine militaire, il est donc logique d’utiliser cette langue au quotidien. L’anglais étant par ailleurs une des langues de travail de l’OTAN et de l’UE y recourir au sein de l’état-major ne me paraît donc pas être une hérésie.