L'analyste de renseignement
Le sujet du renseignement est trop souvent examiné au travers du prisme des « grandes idées », bien loin des réalités et des besoins. En France, le groupe de travail n°4 du Livre Blanc, présidé par Ange Mancini, s’efforce de définir le futur de la communauté française du renseignement. Mais que ce soit en France, aux Etats-Unis, au Royaume Uni ou en Allemagne, il est un élément dont personne ne faire abstraction : l’analyste de renseignement. Civil et militaire, c’est surtout de lui et de sa condition que dépendra l’avenir de toute communauté du renseignement. Arnaud Kalika, ancien analyste du renseignement militaire au ministère de la défense, ex- rédacteur en chef de la lettre d’informations stratégiques TTU, aujourd’hui dans le conseil et le risque-pays, nous propose cette réflexion sur un métier singulier.
Dans l’atypique communauté mondiale du renseignement, les couloirs sont peuplés de fonctionnaires pressés. En synergie avec d’autres agents, protégés par l’anonymat indélébile et dont nous ne traiterons pas dans ce texte, analystes civils et militaires se croisent, échangent quelques perceptions et regagnent leurs postes de travail. Derrière ce ballet intellectuel se cache la colonne vertébrale des Etats les mieux informés.
Chaque service de renseignement (CIA, MI6, SVR, BND, DGSE, Mossad…) construit son action sur une production analytique dont le résultat est censé éclairer la réalité, et permettre à l’exécutif politique de comprendre, s’il le souhaite, avant de décider. Livré à son travail de fourmi, parfois ingrat, l’analyste se bâtit un environnement intérieur, une bulle cognitive dans laquelle il oriente son exploitation des informations à traiter. La qualité de tout service de renseignement réside dans la capacité de ses analystes à apprivoiser, puis maîtriser son sujet. En pratique, l’expérience montre qu’il faut huit mois de formation pour qu’un jeune analyste prenne la mesure de son objectif.
Dans cette mission grise, où la technique peut nourrir la connaissance, la routine devrait être la meilleure compagne de l’analyste. Elle peut, cependant, devenir son pire boulet en l’emmurant dans des certitudes mentales, qui troublent son objectivité, l’induisent en erreur et le précipitent dans l’impasse. Quant aux émoluments, leur valorisation constitue un gage de probité même si personne n’intègre un service de renseignement pour garnir son compte courant. Celui qui ne travaillerait que pour le salaire ferait fausse route et deviendrait un maillon faible pour l’ensemble de la communauté.
En matière de renseignement, si l’erreur fait partie du métier, elle n’en reste pas moins sanctionnée par l’actualité. Livrer un renseignement au décideur politique qui puisse être contredit quelques heures plus tard par les faits, mine la crédibilité de tout un service. Cet exercice purement intellectuel est d’autant plus complexe que l’analyste subit de plein fouet la contraction du temps par rapport à la publication d’un fait ou d’un commentaire sur un support média numérique. Ce qui était un renseignement confidentiel il y a quelques jours, une mise en relief d’un événement, peut dans certains cas devenir une simple information ouverte accessible depuis son Smartphone. Sur quasiment toutes les aires géographiques, analystes et journalistes peuvent, sans le savoir, être des concurrents, tirer les mêmes hypothèses.
Un métier évolutif
La globalisation et l’accélération vertigineuse de la production d’informations ouvertes transforment nettement le métier de l’analyste, et l’obligent à développer son « instinct de chasseur » pour continuer de produire cette « pointe de diamant » qui, seule, permet de tamiser une information en renseignement pour le décideur. En rester à la simple estimation étouffe l’expertise dans le préjugé. Il convient d’environner cette estimation et de la comparer à des hypothèses avec des degrés de probabilité (1). Cet « instinct du chasseur » n’est pas inné. Il s’apprend au fil des ans, quitte à se violer soi-même et briser sa timidité afin d’aller quérir ce que l’on cherche, là où cela se trouve.
Si le renseignement relève de la connaissance et de l’anticipation prophylactique pour éclairer, ou expliquer a posteriori l’inexplicable, sa principale valeur ajoutée réside dans la complémentarité irréfragable entre les moyens humains et techniques d’acquisition de sources de première main, et les analystes, qui façonnent le document final.
Se remettre en cause, chasser la vanité et répondre au besoin
C’est à la CIA que l’on réfléchit le plus à la psychologie de l’analyste. Les travaux de Richards Heuer ont été le point de départ d’une méthodologie visant à convaincre l’analyste de se remettre en cause au travers d’une sortie de sa propre mentalité (« The Mind-Set Challenge »). Pour appuyer sa démarche, des outils de modélisation plus ou moins bien réussis ont été imaginés afin d’envisager l’ensemble des possibles jusqu’aux catalyseurs d’événements, et de hiérarchiser les hypothèses selon une échelle de probabilité. Il s’agit de travailler sur le doute, afin d’éviter les erreurs dues à une absence de recoupement.
A ces travaux, il convient d’ajouter les innombrables publications d’anciens patrons du Directorate of Intelligence, en partie déclassifiées par la CIA. Il en ressort que si l’analyste doit se remettre en cause personnellement au travers d’une recherche contrôlée du doute, il doit, au final croire dans son jugement et son commentaire. C’est lui qui lit l’ensemble de la littérature produite sur le sujet ; à ce titre, il doit être à même de trancher en son âme et conscience. S’il se trompe, sa direction ne pourra pas le lui reprocher dans la mesure où il a effectué des recoupements et parce que si les analystes avaient toujours raison, les services de renseignement n’auraient plus de raison d’être. Pour le recoupement, il serait trop simple d’attendre que les informations arrivent comme par enchantement sur son poste de travail, ou bien sur son smartphone au travers de quelques recherches intelligentes sur Google. L’analyste doit impérativement se bâtir un réseau humain d’informateurs, à l’instar du journaliste qui entretient en permanence son réseau de sources en fonction des secteurs (pharmacie, automobile, luxe…).
La problématique du destinataire de la note est cruciale. Lorsque l’analyste rédige, il s’oblige à se mettre à la place du client final, qui, ne connaît pas aussi bien que lui le sujet. Inutile de charger le texte en références agglomérées simplement par vanité (se prendre au sérieux et risquer la mythomanie est malheureusement une dérive pathologique chez certains analystes) ; le décideur a besoin qu’on lui indique juste ce dont il a besoin. C’est donc à la hiérarchie de l’analyste de bien faire son travail en lui transmettant l’expression la plus exacte possible de ce besoin. Une tâche parfois bien ardue.
Arnaud Kalika
(1) Isaac Ben-Israël, Philosophie du renseignement, Logique et morale de l’espionnage, L’Eclat, 2004 (édition originale en hébreux datée de 1999).
Dans l’atypique communauté mondiale du renseignement, les couloirs sont peuplés de fonctionnaires pressés. En synergie avec d’autres agents, protégés par l’anonymat indélébile et dont nous ne traiterons pas dans ce texte, analystes civils et militaires se croisent, échangent quelques perceptions et regagnent leurs postes de travail. Derrière ce ballet intellectuel se cache la colonne vertébrale des Etats les mieux informés.
Chaque service de renseignement (CIA, MI6, SVR, BND, DGSE, Mossad…) construit son action sur une production analytique dont le résultat est censé éclairer la réalité, et permettre à l’exécutif politique de comprendre, s’il le souhaite, avant de décider. Livré à son travail de fourmi, parfois ingrat, l’analyste se bâtit un environnement intérieur, une bulle cognitive dans laquelle il oriente son exploitation des informations à traiter. La qualité de tout service de renseignement réside dans la capacité de ses analystes à apprivoiser, puis maîtriser son sujet. En pratique, l’expérience montre qu’il faut huit mois de formation pour qu’un jeune analyste prenne la mesure de son objectif.
Dans cette mission grise, où la technique peut nourrir la connaissance, la routine devrait être la meilleure compagne de l’analyste. Elle peut, cependant, devenir son pire boulet en l’emmurant dans des certitudes mentales, qui troublent son objectivité, l’induisent en erreur et le précipitent dans l’impasse. Quant aux émoluments, leur valorisation constitue un gage de probité même si personne n’intègre un service de renseignement pour garnir son compte courant. Celui qui ne travaillerait que pour le salaire ferait fausse route et deviendrait un maillon faible pour l’ensemble de la communauté.
En matière de renseignement, si l’erreur fait partie du métier, elle n’en reste pas moins sanctionnée par l’actualité. Livrer un renseignement au décideur politique qui puisse être contredit quelques heures plus tard par les faits, mine la crédibilité de tout un service. Cet exercice purement intellectuel est d’autant plus complexe que l’analyste subit de plein fouet la contraction du temps par rapport à la publication d’un fait ou d’un commentaire sur un support média numérique. Ce qui était un renseignement confidentiel il y a quelques jours, une mise en relief d’un événement, peut dans certains cas devenir une simple information ouverte accessible depuis son Smartphone. Sur quasiment toutes les aires géographiques, analystes et journalistes peuvent, sans le savoir, être des concurrents, tirer les mêmes hypothèses.
Un métier évolutif
La globalisation et l’accélération vertigineuse de la production d’informations ouvertes transforment nettement le métier de l’analyste, et l’obligent à développer son « instinct de chasseur » pour continuer de produire cette « pointe de diamant » qui, seule, permet de tamiser une information en renseignement pour le décideur. En rester à la simple estimation étouffe l’expertise dans le préjugé. Il convient d’environner cette estimation et de la comparer à des hypothèses avec des degrés de probabilité (1). Cet « instinct du chasseur » n’est pas inné. Il s’apprend au fil des ans, quitte à se violer soi-même et briser sa timidité afin d’aller quérir ce que l’on cherche, là où cela se trouve.
Si le renseignement relève de la connaissance et de l’anticipation prophylactique pour éclairer, ou expliquer a posteriori l’inexplicable, sa principale valeur ajoutée réside dans la complémentarité irréfragable entre les moyens humains et techniques d’acquisition de sources de première main, et les analystes, qui façonnent le document final.
Se remettre en cause, chasser la vanité et répondre au besoin
C’est à la CIA que l’on réfléchit le plus à la psychologie de l’analyste. Les travaux de Richards Heuer ont été le point de départ d’une méthodologie visant à convaincre l’analyste de se remettre en cause au travers d’une sortie de sa propre mentalité (« The Mind-Set Challenge »). Pour appuyer sa démarche, des outils de modélisation plus ou moins bien réussis ont été imaginés afin d’envisager l’ensemble des possibles jusqu’aux catalyseurs d’événements, et de hiérarchiser les hypothèses selon une échelle de probabilité. Il s’agit de travailler sur le doute, afin d’éviter les erreurs dues à une absence de recoupement.
A ces travaux, il convient d’ajouter les innombrables publications d’anciens patrons du Directorate of Intelligence, en partie déclassifiées par la CIA. Il en ressort que si l’analyste doit se remettre en cause personnellement au travers d’une recherche contrôlée du doute, il doit, au final croire dans son jugement et son commentaire. C’est lui qui lit l’ensemble de la littérature produite sur le sujet ; à ce titre, il doit être à même de trancher en son âme et conscience. S’il se trompe, sa direction ne pourra pas le lui reprocher dans la mesure où il a effectué des recoupements et parce que si les analystes avaient toujours raison, les services de renseignement n’auraient plus de raison d’être. Pour le recoupement, il serait trop simple d’attendre que les informations arrivent comme par enchantement sur son poste de travail, ou bien sur son smartphone au travers de quelques recherches intelligentes sur Google. L’analyste doit impérativement se bâtir un réseau humain d’informateurs, à l’instar du journaliste qui entretient en permanence son réseau de sources en fonction des secteurs (pharmacie, automobile, luxe…).
La problématique du destinataire de la note est cruciale. Lorsque l’analyste rédige, il s’oblige à se mettre à la place du client final, qui, ne connaît pas aussi bien que lui le sujet. Inutile de charger le texte en références agglomérées simplement par vanité (se prendre au sérieux et risquer la mythomanie est malheureusement une dérive pathologique chez certains analystes) ; le décideur a besoin qu’on lui indique juste ce dont il a besoin. C’est donc à la hiérarchie de l’analyste de bien faire son travail en lui transmettant l’expression la plus exacte possible de ce besoin. Une tâche parfois bien ardue.
Arnaud Kalika
(1) Isaac Ben-Israël, Philosophie du renseignement, Logique et morale de l’espionnage, L’Eclat, 2004 (édition originale en hébreux datée de 1999).