Nickel «  La métallurgie calédonienne est au bord du précipice » estime Alain Jeannin

La Nouvelle-Calédonie détient entre 20 % et 30 % des réserves mondiales de nickel. Découvert au XIXe siècle sur la Grande Terre, ce minerai, très politique, assure un quart des emplois directs et indirects. Mais la filière est menacée sur un marché instable, comme l’explique le journaliste Alain Jeannin, qui travaille sur le dossier nickel, notamment calédonien, depuis une vingtaine d’années.

Usine de la SLN, Doniambo @AJ

L’intersyndicale de la SLN lançait mercredi un SOS :« Les fours de Doniambo, par un manque de minerai...vont être irrémédiablement endommagés et arrêter définitivement de fonctionner » ?
C’est sans doute la pire situation qu’ait connu l’usine de nickel de la SLN, depuis sa création dans les années 1880, c’est dire. Le site industriel disposerait encore d’une quinzaine de jours de minerai, la puissance des fours a été réduite au minimum pour tenir, en espérant recevoir une cargaison. Sans minerai, les fours seraient condamnés, éteins définitivement. Les métallurgistes et mineurs de la SLN sont donc mobilisés, en tout cas ceux qui ont accès à l’usine, en raison des barrages et de l’insécurité. Il est difficile de constituer des équipes dans ces conditions ; les personnels ne peuvent pas tous rejoindre l’usine de Doniambo. Les minéraliers sont disponibles, mais là encore pas forcément les équipages. C’est donc une course contre la montre qui est engagée.

Les émeutes peuvent elles porter un coup de grâce au secteur qui est pourtant l’un des 5 producteurs mondiaux ?

On parle d’un Territoire grâce auquel, par le passé, la France a possédé des usines de transformation de nickel, au Royaume-Uni, en Allemagne, et en France naturellement. La Nouvelle-Calédonie et la SLN sont le berceau de cette industrie mondiale, elles ont contribué à la révolution industrielle en rendant possible la production d’acier inoxydable. Les émeutes et les barrages pourraient être fatals à la métallurgie, mais les mines seront toujours là car les réserves ont été bien gérées, et elles sont encore énormes
Cette industrie demande en permanence des investissements pour l’entretien des sites et le respect des normes. Il faut entretenir et réparer. Cette culture industrielle existe en Nouvelle-Calédonie, mais elle nécessite beaucoup d’argent. Quand les cours du nickel, ou plutôt du ferronickel, sont bas, en raison notamment de la concurrence indonésienne, les pertes peuvent se compter en centaines de millions d'euros. Notons que dans le schéma minier calédonien la métallurgie est privilégiée, elle est pourtant lourdement déficitaire depuis plus d’une décennie.

Les enjeux et les divisions politiques ne sont-ils pas également co-responsables de l’échec des 3 usines ?
Les responsables politiques du Territoire ont tous été solidaires pour obtenir la construction de l’usine du Nord, « l’usine des indépendantistes » comme l’appelait récemment encore Philippe Chalmin, historien des matières premières et coordinateur du rapport Cyclope. Solidaires aussi, mais dans une moindre mesure, pour l’usine du Sud, celle des « loyalistes ». Les deux usines ont bénéficié du soutien financier de la France. Par ailleurs, la Nouvelle-Calédonie a toujours fasciné le monde industriel du nickel, qui fut longtemps dominé par les anglo-saxons. Cet intérêt pour la Nouvelle-Calédonie visait aussi à affaiblir le seul groupe minier français du secteur, Eramet, en débarquant dans son « jardin du nickel ». Mais, ces multinationales ont perdu énormément d’argent en investissant sur le Territoire ; elles ont subi l’effondrement des cours, des incidents ont fait flamber les coûts de productions et donc les pertes. Ensuite, des métallurgistes calédoniens vous diront, mais toujours sous couvert d'anonymat, que la politique est trop présente dans les usines. Qu’elle influence la stratégie, les décisions au détriment des industriels. Ce n'est ni séduisant, ni attirant pour les investisseurs internationaux.

Beaucoup d’emplois pourraient être perdus après les incendies d’entreprises à Nouméa et dans sa périphérie. Le nickel, qui représente 20 % de l’emploi du territoire pourrait aussi connaître des moments très difficiles ?
La fermeture de la SLN et de KNS serait un désastre social et sociétal, des centaines d’emplois et de compétences seraient perdus. Sur les 3 usines, l’usine du Nord est à l’arrêt. A Nouméa, La SLN est dans un état critique, ses fours sont menacés. Quant à l’usine du Sud (Prony), les repreneurs ne se bousculent pas. Il faut se rappeler quelle a subi de violentes émeutes, il y a trois ans. Financièrement, elle pourrait tenir douze ou dix-huit mois, mais sa production tourne aussi au ralenti. Il faut assurer la rotation des équipes, dans un contexte toujours incertain et tendu.

Les défis posés à l’industrie du nickel sont également mondiaux ?
Oui, 50 % de l’industrie mondiale du nickel serait déficitaire, ainsi, la cousine de la SLN en Grèce, a fait faillite. Les producteurs australiens sont mal en point, à Madagascar, les Japonais accumulent les pertes ; un projet a avorté, faute de financement au Brésil. Les canadiens s’en sortent, mais ils disposent des aciéries nord-américaines à proximité, auxquelles ils sont reliés par un bon réseau ferré. Certains experts estiment que la Chine, à travers l’Indonésie, veut faire disparaître tous les autres producteurs de nickel. Ainsi, la tentative de proposer deux cotations, pour deux sortes de nickel au LME a échoué.
Un nickel éthique, écologique, produit en Nouvelle-Calédonie, au Canada, en Finlande et en Australie, aurait été proposé au marché mondial. La Bourse des métaux de Londres (LME), qui appartient à la Chine, a refusé l’introduction d’un prix premium basé sur ce nickel « vert ». On ne fait pas de concurrence au nickel indonésien.

Qui est en plein boom ?
C’est un boom effectivement, mais combien de temps durera-t-il ? Sur place, les investisseurs épuisent les mines car ils ont dix ans pour les exploiter, ensuite le gouvernement indonésien récupérera majoritairement les mines et les usines, c’est sa doctrine nickel. Les investisseurs écrèment donc les mines car ensuite l’Indonésie deviendra majoritaire selon les accords conclus. Et après ? Les Philippines possèdent aussi d’importantes ressources et veulent imiter l’Indonésie. Les Américains et les Japonais sont intéressés, ils ont le sentiment d’être chez eux, et l’influence chinoise y est beaucoup moins importante.

Mais l’Indonésie ne peut répondre seule à la demande notamment pour les batteries ?

Pour les batteries, l’Indonésie peut répondre à la demande du marché chinois, et c’est déjà pas mal. Est-ce le nouvel eldorado du nickel ? En tous cas, les Allemands et les Français ont un projet d’usine de batteries. Ensuite, même sous embargo américain et britannique, le nickel russe saura trouver preneur Quoi de plus anonyme qu’une plaque ou qu’une briquette de nickel ?
Enfin, le Canada, le Brésil et l’Australie sont aussi des producteurs de nickel pour batteries. En Europe, la Norvège et la Finlande ont passé des accords avec de grands groupes automobiles. La Finlande possède une énorme usine avec Trafigura, l’actionnaire minoritaire de l’usine du Sud en Nouvelle-Calédonie. En Norvège, c’est Glencore, encore actionnaire pour quelques mois de l’usine du Nord qui possède une raffinerie de nickel pour batteries.

Pendant ce temps là, à Londres les prix de la tonne de nickel repartent à la hausse ?

Ainsi va la loi de l’offre et de la demande, et donc la spéculation. Les évènements en Nouvelle-Calédonie ont créé une tension sur l’offre mondiale. Ils ont attiré l’attention et les publications des grands quotidiens économiques mondiaux, comme le Financial Times : « Emeutes en Nouvelle-Calédonie, climat insurrectionnel chez le troisième producteur de nickel, bientôt une pénurie… ». Les cours du nickel se sont emballés au plus fort des émeutes. Depuis, les analystes et les traders du LME suivent la situation au jour le jour, ils disposent des chiffres de production, pays par pays, sur leurs écrans et voient que la Nouvelle-Calédonie est à l’arrêt. Le cours du métal grimpe, le monde va-t-il manquer de nickel ? Toujours de la spéculation.

Quel avenir au nickel calédonien ou que faut-il pour que cette industrie ait toujours un avenir sur le Caillou ?

L’avenir, pour deux des trois usines, est pour le moment particulièrement sombre. Quel investisseur serait assez fou pour miser un euro en Nouvelle-Calédonie ? Si les exportations de minerai sont rentables, les usines ne le sont pas. Certes, les mineurs calédoniens raisonnent sur le long terme, à dix ou quinze ans, et le nickel sera toujours là. Les réserves sont très importantes, de l’ordre de plusieurs millions de tonnes de métal. La question tourne donc autour des usines, La France a-t-elle encore les moyens de financer trois sites lourdement déficitaires, dont les coûts de production sont supérieurs au cours mondial du nickel ? Le "Pacte Nickel" proposé par le gouvernement apparaît comme un ultime soutien, mais il n’a toujours pas été signé, les Calédoniens n’étant pas d’accord entre eux. Il faudrait aussi que le calme revienne, bien évidemment ; comment ne pas évoquer le récent sabotage d’un convoyeur minier.
Enfin, une activité économique en milieu mélanésien, impose de recruter, de former et d'employer des personnels et des cadres mélanésiens. Les traditions et les spécificités de la société doivent-elles prendre en compte les défis du nickel ? Malgré ses produits de haute pureté, son nickel réputé dans l’industrie sidérurgique ou celle des batteries, la métallurgie calédonienne est au bord du précipice, tirée vers le fond du gouffre par le dumping d'une concurrence mondiale sans cesse exacerbée.

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