lundi 12 mars 2018

Affaire Skripal, l'analyse de Georges Estievenart

La Première ministre britannique Theresa May considère comme "très probable" que la Russie soit responsable de l'empoisonnement de l'ex-agent double Sergueï Skripal et de sa fille, le 4 mars dernier. S'exprimant, aujourd'hui, devant les députés, elle a donné jusqu'à demain soir à Moscou pour fournir des explications à l'Organisation pour la prohibition des armes chimiques (OIAC). Nous avons, il y quelques heures, interrogé Georges Estievenart, responsable Europe à l'Institut prospective et sécurité en Europe (IPSE) sur cette nouvelle possible élimination d'Etat.

Les services russes sont donc fortement suspectés par Londres d’avoir empoisonné Sergueï et Youlia Skripal ?
R. Sergueï Skripal (66 ans), et sa fille Youlia (33 ans), ont été retrouvés inconscients sur un banc, dans un centre commercial de la petite ville de Salisbury (sud de l’Angleterre), le dimanche 4 mars 2018. Ils sortaient d’une pizzeria. Sergueï Skripal est un agent double qui avait été recruté par les services secrets britanniques (MI6) dès les années 1990. Membre de la Direction générale des renseignements de l’état-major russe jusqu’en 1999, il obtenait le grade de colonel, puis poursuivait sa carrière au ministère des affaires étrangères jusqu’en 2003. Il était arrêté en 2004 par le FSB (ex-KGB). Il allait plaider coupable au cours de son procès, reconnaissant notamment avoir fourni des informations sur les dates, lieux de rencontre et identité de dizaines d’espions russes opérant en Europe. Cette coopération avec le MI6 lui aurait valu une rétribution de 100.000$. En août 2006, il était condamné à 13 ans de prison pour haute trahison. En 2010, il faisait l’objet d’un échange triangulaire entre la Russie, les Etats-Unis et le Royaume Uni, d’espions dormants russes aux Etats-Unis. L’année suivante, il achetait une maison à Salisbury sous son propre nom. Il ne fait pas de doute qu’il était repéré et identifié par le Kremlin comme un traître à la cause nationale.

Dans des affaires précédentes, Londres a prudemment réagi ?
Bien que l’enquête sur le cas Skripal ne fasse que démarrer, il va de soi que les services britanniques font le rapprochement avec le cas douloureux d’Alexandre Litvinenko, lui aussi un ancien cadre du KGB, empoisonné le 1er novembre 2006 dans un bar de Londres et décédé le 22 novembre. L’enquête alors diligentée allait faire porter les soupçons sur deux hommes d’affaires russes, eux-mêmes anciens cadres du KGB, qui auraient administré à Litvinenko une dose mortelle de polonium-210, une substance radioactive hautement toxique. A l’issue de ces investigations, le juge en charge, Robert Owen, concluait le 21 janvier 2015 que l’ordre d’exécution était « probablement » venu de Moscou, avec l’aval du chef du FSB (ex-KGB). Cette probabilité ne valant pas certitude ou preuve, et les deux suspects ne pouvant être extradés, le gouvernement britannique manifestait certes son mécontentement, mais devait renoncer à toute mesure sérieuse de rétorsion contre Moscou.
Pour ce qui est de l’affaire Skripal, les faits sont largement comparables : au moment où nous parlons, Sergueï Skripal se trouve dans un état critique ; sa fille devrait pouvoir être sauvée, même s’ils sont tous deux encore dans le coma. D’ores et déjà, l’agent de « la tentative de meurtre » a été identifié : il s’agit d’un « agent innervant », substance chimique affectant le système nerveux, de la famille du sarin ou de l’agent VX (avec lequel fut assassiné début 2017, le demi-frère de Kim Jong-Un). Mais la nature exacte de ce produit n’a pas été divulguée. Celle-ci devrait faciliter la recherche de la source. A ce stade, le Premier ministre Theresa May a brandi la menace d’un boycott diplomatique par le Royaume Uni de la Coupe du monde de football qui se tiendra en Russie en juin 2018.

En outre un policier britannique a été victime du poison…
Le fait qu’un policier britannique, accouru parmi les premiers sur les lieux du drame, soit victime du poison est une circonstance aggravante qui devrait être éclaircie par la connaissance de l’identité de l’agent chimique utilisé par les auteurs de la tentative de meurtre. A noter que ce policier se trouve lui aussi dans un état grave, voire critique, puisqu’il est également dans le coma.

L’épouse de Sergueï Skripal est décédée en 2012 d’un cancer. Son fils Alexandre est mort l’an dernier d’une maladie du foie. Troublant ?
Ce sont évidemment des éléments à prendre en compte et à creuser au cours de l’enquête engagée, qui mobilise des dizaines d’agents de Scotland Yard. Mais en soi, et à ce stade, ils ne constituent pas des preuves accréditant une action commanditée par le Kremlin.

Il y a une sorte d’impunité pour Moscou…
Dans l’affaire Skripal comme dans l’affaire Litvinenko, on doit envisager plusieurs hypothèses. Si le gouvernement britannique parvient à réunir des preuves confondantes à l’encontre des commanditaires, soit il les utilise et engage de véritables rétorsions, soit il les dissimule ou les minore, car elles sont contraires à ses intérêts supérieurs. Ces décisions sont d’autant plus délicates qu’elles interviennent dans une période où les tensions diplomatiques s’aggravent et se multiplient. La prudence est donc de mise, au moins aussi longtemps que les éléments de culpabilité recueillis ne sont pas devenus irréfutables.

Le ministre des Affaires étrangères russe, Sergueï Lavrov, demande davantage de collaboration entre les services de renseignement des deux pays ?
En effet, et c’est en quelque sorte le revers positif de la médaille, dont joue – toujours habilement – Sergueï Lavrov : compte tenu du contexte géostratégique actuel, l’heure est au renforcement tous azimuts de la coopération internationale en matière de renseignements, et aucun pays n’est prêt à prendre des risques inconsidérés dans ce domaine, alors que plane toujours la menace directe et indirecte liée à l’existence de l’Etat Islamique et du terrorisme international. Tout relâchement dans les efforts menés séparément et conjointement par les services de renseignements serait immédiatement sanctionné. La coopération sur des cas individuels reste quant à elle largement tributaire de la (bonne) volonté des Etats impliqués.