E. Dupuy : « Au Sahel, il ne saurait y avoir de ligne Maginot ! »
Le 8 mai dernier, le ministre de la
défense Jean-Yves le Drian a confirmé que l’opération Serval était en train de se terminer au Mali « dans sa phase
frontale contre les groupes djihadistes ». Annonçant la réorganisation du
dispositif militaire français « pour avoir une conception régionale du
contre-terrorisme ». Décryptage avec Emmanuel Dupuy, président de l'Institut Prospective et
Sécurité en Europe (IPSE), think tank spécialisé dans les
questions géopolitiques (http://www.institut-ipse.org/)
Q : Les objectifs de
l’opération Serval sont-ils atteints ?
E.D. Il convient de répondre à cette question en ayant à l'esprit le
contexte et le déroulement des événements. Quand la France décide d'intervenir,
le 11 janvier 2013, sur la foi de renseignements émanant de nos partenaires
maliens et d’observation satellitaire, une colonne de près de 600 véhicules de
rebelles (MNLA), mêlée à des narco-djihadistes (AQMI, Mujao, Ansar Dine) menace
de traverser le fleuve Niger.
Cette situation
imposait une opération de contre-terrorisme, frontale, ponctuelle mais
décisive. La plupart des pertes djihadistes ont, du reste, été infligées durant
les premières heures de l'opération Serval,
ainsi qu’au cours de la phase suivante. Se sont ensuite installés deux types de
confrontation : l’une « urbaine », marquée par des opérations de
contre-insurrection pour sécuriser Tombouctou, Gao et Kidal et leurs
environs ; l’autre, marquée par des opérations de chasse et d’opérations
ciblées visant à traquer, déloger et mettre hors d’état de nuire les
terroristes réfugiés pour la plupart d’entre eux dans l’Adrar des Ifoghas (au
Nord de Kidal et au sud-est de Tessalit), aux confins de la frontière avec
l’Algérie.
Avec quels bilans ?
Face à 3000-5000 « djihadistes » estimés -
dont 300 à 500, qui étaient repoussés dans leurs derniers retranchements dans
le Massif des Ifoghas - près de 1000 auraient ainsi été éliminés et près de 400
faits prisonniers.
A l’aube de la
dissolution du dispositif Serval, les 25-26 mai prochains à Bamako et Gao, la
mission de sécurisation du Mali semble accomplie. Toutefois, la mort du sergent
Marcel Kalafut - 8ème soldat français tué en opération - prouve que
des éléments terroristes constituent encore une menace, même si la mouvance
djihadiste a été démantelée dans son organisation collective.
Autre écueil, la réconciliation
nationale…
Oui, elle bute sur l’épineuse question de la justice transitionnelle, de la
lutte contre l’impunité et du dialogue inclusif avec les mouvements rebelles,
notamment le Mouvement National pour la Libération de l’Azawad (MNLA), le
Haut-Conseil pour l’Unité de l’Azawad (HCUA) et le Mouvement Arabe de l’Azawad
(MAA).
Maintenant nous
entrons dans la troisième et dernière phase : celle de la transformation
d’une opération militaire de contre-terrorisme à celle plus
« globale » de lutte contre la résilience terroriste dans la région
sahélo-saharienne (allant de l’Ouest de la Mauritanie à l’est et au Nord-est du
Tchad, englobant les septentrions malien, nigérien, burkinabé ainsi que les sud
algérien, tunisien, libyen, voire la Nubie égyptienne).
Nous sommes dans une guerre de
contre-terrorisme longue, d’usure…
…Une guerre de l’ultra-mobilité, acquise notamment par l’aéromobilité, la
« dronisation » de la surveillance de territoires grands comme
l’Europe continentale, du recours à des forces spéciales plus souples d’emploi
que des régiments armant jusqu’ici les GTIA dans des dispositifs fixes, au Mali.
Il semble que le nouveau dispositif militaire français transaharien, présenté
par le ministre de la défense, Jean-Yves Le Drian, il y a quelques jours,
devrait bénéficier, malgré les coupes budgétaires induites par le récent Livre
blanc, de ces moyens.
Une guerre
d’adaptation à la « volatilité » et à la
« transnationalité » de la menace, qui oblige à autant de
« rusticité » que d’adaptabilité de nos matériels militaires, aptes à
mener avant tout une guerre adaptée aux terrains désertiques, montagneux et
rocailleux (Grand Fezzan du sud libyen, massifs-plateau de l’Aïr et désert du
Ténéré nigérien, Tibesti tchadien…).
Qu’implique cette guerre
de l’ultra-mobilité ?
De « chasser » autant que de « pourchasser » les
terroristes sur leur propre « terrain de jeu », pratiquant le
harcèlement systématique. De ce point de vue, la lutte anti-terroriste qui
s’engage implique autant une approche cinétique qu’une démarche caractérisée
par une « approche globale », dont la finalité est avant tout
politique.
Guerre également du renseignement…
Bien sûr ! Où le partage du renseignement avec nos partenaires
africains des sous-régions de l’Afrique de l’Ouest et de la bande
sahélo-saharienne - notamment les plus déterminés d’entre eux à lutter contre
le phénomène terroriste (Maroc, Tchad, Nigéria) - et nos alliés américains -
dont la présence militaire avoisine désormais les 5000 hommes au sein de leur
nouveau commandement africain (Africom) sera déterminant.
Vous savez, il ne saurait y avoir de
Ligne Maginot qui résiste aux flux criminels qui se disséminent à travers les
sables du Sahel. La France a choisi de s’adapter - enfin - à cette réalité. Le
commandant de la Force Serval, le général Marc Foucaud, est désormais à la tête
d’un dispositif militaire élargi géographiquement (sis sur trois bases
« avancées » à Tessalit au Mali, à Faya-Largeau au Tchad et dans une
base à déterminer dans le Nord-est nigérien), unifié dans un commandement
régional unique (ce commandement sera « binômé » avec celui du
dispositif Epervier au Tchad) mais
« réduit » à 1000 au Mali, auxquels il convient cependant de rajouter
2000 soldats mobiles entre le Mali, le Niger, la Libye et le Tchad.
Une guerre devenue régionale...
Oui. Cette guerre est devenue éminemment régionale par
les métastases qui touchent de plus en plus de zones et obligent davantage
d’Etats touchés et fragilisés par des organisations terroristes qui se
cherchent un nouvelle « zone grise » refuge, à s’engager vers plus de
coopération, bien au-delà de la réussite des organisations économiques (CEDEAO
pour l’Afrique de l’Ouest, UMA ou CEN-SAD pour la zone sahélo-saharienne).
Des Côtes de la Méditerranée occidentale comme
orientale, aux rivages du Golfe de Guinée (du Nord au Sud) ou encore de la
Mauritanie, du sud du Maroc aux côtes somaliennes, aucun Etat ne semble épargné
(d’ouest en est).
Et l’Algérie ?
Pas davantage l’Algérie qui a longtemps fait figure de mentor ou tout au
moins de parrain « compréhensif » pour nombre de combattants en lutte
avec des Etats avec lesquels Alger conserve quelque griefs (Maroc et
Mauritanie, sur la question du Sahara Occidental, Mali quant à la question
touarègue), que le Tchad, qui, en déployant 2500 hommes au sein de la MISMA (Mission Internationale de Soutien au Mali), cherchait autant à aguerrir
ses hommes au conflit de basse intensité qu’à les préparer à une lutte
résiduelle contre des mouvements rebelles, qui pourraient, à l’aune de l’exportation
du Djihad en dehors du strict cadre saharien, trouver des terrains d’entente communs
et engager des actions terroristes d’opportunité convergentes.
La
« traite » transfrontalière des otages et des femmes, à l’instar du
terrible sort qui attendrait les 276 jeunes filles kidnappées par Boko Haram et
que son chef, Abubakar Shekau entend vendre auprès des combattants shebab
somaliens, comme à ceux qui se regroupent dans le nord-est centrafricain,
atteste que la collusion entre organisations narco-djihadistes-criminelles
ressemble davantage à la construction d’une nébuleuse de mafias africaines se
cherchant un paravent suffisamment puissant pour poursuivre leurs trafics.
De
ce point de vue, l’instrumentalisation et la radicalisation de l’islam, comme
substitut à des autorités étatiques absentes, erratiques ou peu regardantes sur
les droits fondamentaux humains est au cœur de la lutte contre le terrorisme.
C’est
la principale raison qui a poussé le président nigérian Jonathan Goodluck, à engager
900 hommes au Mali, craignant la jonction entre Boko Haram et les mouvements
maliens, notamment le MUJAO.
Craignez-vous une union pérenne de
ces mouvements terroristes ?
Cette crainte est
avérée. Ces mouvements terroristes peuvent se réunir dans un même combat. AQMI,
Ansar Dine, Mujao, les Shebab somaliens, Boko Aram et Ansaru nigérian (auxquels
il convient d’ajouter le mouvement Ansar-Al-Sharia, désormais solidement ancré
tant dans le sud-libyen que dans le sud-ouest tunisien ou encore l’Ansar Beit
al-Maqdess égyptien), peuvent choisir d’attaquer les forces et les intérêts
économiques occidentaux qui deviendraient, dès lors, des cibles d’opportunités.
Hypothèses qui font consensus parmi les
décideurs européens et américains, notamment ceux encore réticents, à lancer
une vaste opération anti-terroriste globale, à la manière d’une opération
« Enduring Freedom »,
telles que menées en Afghanistan ou au Yémen.