Hamid Mokaddem : « Si les populations jeunes kanak urbanisées ont détruit ce qui a été mis en place depuis 1989, c’est qu’elles ne se sentent pas concernées mais exclues »

Hamid Mokaddem est arrivé en Nouvelle-Calédonie en 1989. Quelques mois après les accords de Matignon-Oudinot. Philosophe, docteur en anthropologie sociale et culturelle, il est un soutien à l’indépendance du territoire.
1989, c’est aussi l’année où furent assassinés Jean-Marie Tjibaou et Yéweiné Yéweiné à Ouvéa. L’auteur des coups de feu ? Jubelly Wea qui reprochait au leader du FLNKS d’avoir signé ces accords. Lui-même fut tué par un policier.
C’est au parcours de Wea qu’est consacré le dernier ouvrage du philosophe, Hamid Mokaddem L’histoire dira si le sang des morts demeure vivant (Au vent des îles). Un livre qui renvoie à l’actualité tumultueuse de l’archipel.


- Le sang des morts est-il vivant ?

Vous n’ignorez pas le dicton qui fait partie de la littérature orale kanak. Le sang des utérins est un principe de vie qui circule dans les corps des personnes et dans la terre dont le cycle se reproduit de manière éternelle nourrissant l’igname plante et tubercule rhizomatique au fondement des échanges, des coutumes et du temps des calendriers. Le sang des morts se métamorphose en vie des ancêtres.
Lors des entretiens, les témoins et acteurs d’Ouvéa parlaient de l’histoire et de la perpétuation de celle-ci au travers du sang des morts. L’histoire d’Ouvéa demeure vivante malgré les morts violentes. Le titre du livre reprend le dicton kanak.

- En 1988, le lendemain de l'assaut contre la grotte de Gossanah, j'ai rencontré D. Wea et l'ai interviewé. Il ne cachait pas sa vision politique radicale...
La radicalité de Jubelly Wéa ne peut se comprendre qu’à partir de l’histoire kanak couplée à l’histoire politique contemporaine. Sa trajectoire s’inscrit dans les histoires des conflits et guerres des chefferies kanak. Chose que j’ai retracées non sans difficulté. Elle se poursuit dans l’histoire contemporaine notamment dans l’histoire de 1988-1989 à Ouvéa. Mais personne n’a enquêté après la signature des accords de Matignon-Oudinot comme si l’histoire s’était arrêtée. C’est une grave erreur.

- Il avait pourtant une approche religieuse de son engagement ?
C’est un pasteur kanak qui a une lecture mystique des saintes écritures et qui fabrique ou pense un Christ océanien et kanak démarqué du Christ occidental. Par ailleurs, il croit à la puissance des ancêtres et à la justice coutumière. Les chefs qui trahissent la parole des clans doivent être destitués. Acte qu’il a commis contre Tjibaou et Yeiwéné Yéiwéné. Ils ont trahi la parole du peuple kanak en signant un accord dévoyant la trajectoire de la souveraineté de Kanaky. Jubelly Wéa commet l’acte à Hwadrilla étant en droit de le faire en tant que porte-parole de la souveraineté des chefferies ou se pensant comme tel. La politique se fonde sur la mystique : théorie des ancêtres et d’une souveraineté fondée sur les pouvoirs de l’invisible.

- Un engagement religieux que partageait Jean-Marie Tjibaou ?
Non. Tjibaou était prêtre mariste de l’Eglise catholique et avait une vision spirituelle du monde et du cosmos. Il respectait la vie et tuer ou se suicider ne faisait pas partie de sa philosophie océanienne et kanak. Nous appartenons au cosmos et n’avons aucun droit de vie et de mort sur les parties du vivant et de l’univers.

- Mais la victime et l'assassin portaient deux visions de l'avenir ?
Tjibaou faisait le pari sur la vie pas sur la mort. Il voulait construire avec les gens qui avaient décidé de vivre souverains, libres et heureux incluant les étrangers qui choisissaient de vivre en Kanaky. Tjibaou pensait que le rôle d’un homme politique était d’aider les gens à être au mieux de ce qu’ils pouvaient être. Jubelly Wéa imposait des modèles de manière révolutionnaire quitte à forcer les autres à suivre le mouvement. On ne peut pas dire que les conceptions des souverainetés partagent le même avenir.

- Faut-il voir une filiation politique entre Christian Tein et Jubelly Wea ?
Non. Le modèle de Christian Tein est plutôt celui de l’action révolutionnaire d’Eloi Machoro. Contrer la démocratie du nombre et du marché capitaliste pour que le peuple devienne souverain chez lui.

- Peut-on sortir de la crise actuelle ?
Nous n’avons pas d’autre issue que de sortir de la catastrophe. La situation n’est pas si catastrophique. La catastrophe est de vouloir perpétuer les mêmes modèles exclusifs qui n’ont pas fait leur preuve. Nous devons changer les modèles de penser, de faire, et de se parler. Une révolution mentale où les vraies valeurs de la vie prennent en considération les philosophies de vie océaniennes et kanak : l’être plutôt que l’avoir, le rapport xénophile à l’autre plutôt que la haine et la destruction de ce qui n’est pas semblable.

- Ce destin commun est-il réellement encore envisageable ?

Le problème est qu’il n’y a jamais eu de destin commun. Il y a une souveraineté transférée dans un destin commun. Ce n’est pas du tout pareil. Comment peut-on parler de “destin commun” s’il n’y a pas de “construction en commun”? Les prisons, les hôpitaux psychiatriques sont noirs de Kanak. Les exclusions sont systémiques et criantes. Si les populations jeunes kanak urbanisées ont détruit ce qui a été mis en place depuis 1989, c’est qu’elles ne se sentent pas concernées mais exclues et mises au ban. Nous devons impérativement repenser les rapports aux autres, les modèles de croissance en tenant compte de la taille insulaire, des démographies et devenirs, des mondialisations et des attentes de la relève. Surtout écouter, analyser et théoriser ce qui s’est passé. Ne pas faire semblant de comprendre alors que personne n’a compris ce qui s’est passé et ce qui s’est joué depuis plus de 30 ans voire depuis 1853.

 Photo : DR

Posts les plus consultés de ce blog

Sordide commentaire

Et Marie- Laure Buisson...

Nickel «  La métallurgie calédonienne est au bord du précipice » estime Alain Jeannin