Ouvéa, le témoignage inédit de Jean Bianconi (4). La morale
Je ne reproche pas à Mathieu Kassovitz de
mêler dans son scénario faits avérés et fiction, et de prêter au ‘héros’ de son
film, et ‘pour sa plus grande gloire’ une stature morale et
héroïque qui ne peut que faire sourire ceux qui ont servi sous ses ordres à
Ouvéa.
Je lui reproche, en revanche, dès lors
qu’il prétend avoir voulu « approcher de la vérité » (Paris Match du
2/11/2011), de n’avoir pas pris plus de distance avec la version des faits qui
lui a été servie par Philippe Legorjus.
Où est la morale lorsque la version des
faits qui nous est donnée aujourd’hui est aussi éloignée de la vérité. Faux la
libération des otages sur le point d’aboutir par la négociation. Mais faux,
également, le révolver pointé sur la tête de Philppe Legorjus et les coups
portés par Lavelloi et Hilaire pour l’obliger à faire venir six de ses hommes ;
c’est un gendarme qui était face au fusil d’Hilaire, mais ni Legorjus ni moi
n’avons été directement menacés. Le discours d’accueil d’Alphonse Dianou a été
particulièrement rude et exalté mais il n’est pas nécessaire d’en rajouter.
Hilaire Dianou, comme tous ses compagnons, s’est toujours comporté correctement
à mon égard comme à l’égard de Legorjus pendant le peu de temps où il est resté
dans la grotte. Faux le transport par Philippe Legorjus d’un
gendarme à l’extérieur de la grotte. Faux encore les allers et
retours de Philippe Legorjus entre le PC du général et la grotte. Faux les
critiques portées à l’encontre des politiques. Faux la
proposition par Alphonse de faire venir des journalistes dans la grotte ;
ce n’est pas Alphonse Dianou mais Legorjus qui a proposé par radio la venue de
journalistes par hélicoptère dans la grotte pour, soi-disant, lui permettre
d’exprimer ses revendications mais, en réalité pour masquer l’arrivée des
forces de l’ordre. Faux, enfin, l’interdiction par Bernard Pons à
Legorjus de retourner dans la grotte. Ce n’est pas le ministre (Gilbert Picard
‘L’affaire d’Ouvée’, page 128) qui a pris cette initiative mais Legorjus qui
l’a sollicitée « craignant pour sa vie s’il retournait dans la
grotte. »
Mathieu Kassovitz qui prête avec talent
sa voix à l’évocation de grands moments de l’histoire de la deuxième guerre
mondiale devrait savoir qu’il est du rôle de l’historien de se démarquer des
assertions non corroborées par les faits.
(...) Le film pousse jusqu’à la
caricature l’opposition bons kanaks, gendarmes respectueux de la loi,
méchants militaires. Les menaces quotidiennes contre les otages GIGN, la
fatigue et l’angoisse des gendarmes détenus depuis plus de dix jours, sont
soigneusement oubliées. De même les coups de feu tirés dans notre direction
pendant l’assaut et les vociférations d’Alphonse, plusieurs fois répétées, que
nous mourions tous avec lui au fond de la grotte.
Quant aux supposées tactiques
politiciennes de Mitterrand et Chirac, qui seraient la raison
profonde de la décision de donner l’assaut, elles n’ont jamais effleuré
l’esprit des otages. Pour ma part je n’ai jamais eu le sentiment que cette
décision avait été l’enjeu d’un combat politique, et que Bernard
Pons et le général Vidal n’avaient d’autre préoccupation que de trouver - avec
le moins d’effusion de sang possible - le moyen de libérer au plus vite les
otages, compte tenu de l’impasse dans laquelle se trouvaient les négociations
et le danger permanent qu’encouraient les GIGN (...)
L’histoire d’Ouvéa - la vraie -, pas
celle réécrite par Legorjus, n’est pas aussi simple et méritait mieux qu’une
critique préconçue et à charge des seuls responsables politiques et militaires
de cette opération. Quelle que soit la sympathie que l’on porte à la cause
canaque la vérité oblige à dire que les kanaks, le bureau politique du FLNKS -
comme tous ceux qui y ont été impliqués à un titre ou à un autre
- ont aussi leur part de responsabilité dans cette tragédie.
Mathieu Kassovitz aurait été mieux
inspiré de suivre le conseil du professeur Jean Guiart qui, à la suite de la
parution de l’ouvrage du général Alain Picard ‘Ouvéa quelle vérité ?’,
écrivait à l’auteur, « après un commentaire acéré du livre », que son
récit « aidera à rééquilibrer les jugements futurs sur l’affaire
d’Ouvéa…Je le recommande à la lecture de la nouvelle génération
indépendantiste, afin qu’elle apprenne que tout n’est pas toujours, seulement
en blanc et noir (page 335).»
On pouvait, par contre, attendre un plus
de rigueur morale, de discrétion et de modestie de la part de Philippe Legorjus
qui (...) n’a pas assumé son rôle d’officier, en se mettant à la tête de ses
hommes. Contrairement au rôle qu’il se donne dans le film ce n’est pas lui,
mais le lieutenant-colonel Doucet qui dirige le premier assaut, et c’est le
lieutenant Thimothée qui est à la tête du GIGN à cet instant.
Dans l’interview du 3 juin 2011 donnée
aux Nouvelles calédoniennes Philippe Legorjus déclare « qu’il a « des
sentiments confus sur cette partie du film, sur la façon dont j’accompagne
l’assaut… » On peut comprendre ‘la gêne’ qui est la sienne à s’exprimer
sur ce point, lorsqu’on sait qu’il s’est prudemment tenu à l’arrière du front
lors de cette première tentative de délivrance des otages (...)
Les commandants Doucet et Jayot du 11ème
choc et du commando Hubert, le colonel Laurent Thimothée, à l’époque
lieutenant, qui a conduit le premier assaut à la tête des GIGN et a été
gravement blessé à la tête, le chef Grivel, aujourd’hui capitaine, lui aussi
sérieusement blessé, et bien d’autres encore, GIGN ou militaires des forces
spéciales qui ont participé à ces deux assauts, auraient sans doute beaucoup à
dire, s’ils n’étaient tenus au devoir de réserve, sur ‘la façon’ dont le
capitaine Lergorjus - qui aura été, quand même, le seul à gagner des galons
dans cette affaire -, a effectivement ‘accompagné’ l’assaut. Le témoignage du
chef Michel Lefevre, qui a conduit le deuxième assaut, est à cet égard édifiant
(Fayaoué magazine n° 85).
Lors des différents ‘débriefings’ qui ont
suivi le retour à Satory du GIGN Philippe Legorjus refusera toujours de
s’expliquer sur ses choix de ne pas faire reculer le groupe lors du premier
contact avec les ravisseurs - qui aura les conséquences que l’on sait pour
Picon et ses cinq compagnons -, de ne pas faire venir en renfort leurs
camarades en attente à Nouméa, son ‘absence’ pendant l’assaut, se contentant de dire à ceux qui
demandaient des explications « si vous n’êtes pas d’accord vous pouvez
venir signer votre démission dans mon bureau. »
Il est consternant de constater que cet
homme, assoiffé de notoriété, qui se rêvait dès les premiers instants de notre
captivité, ‘en préfet, décoré de la légion d’honneur, qui allait écrire un
livre’, qui se veut la conscience morale de cette opération militaire, cherche
à exploiter pareille tragédie, dans le seul but de revenir sur le devant de la
scène et régler ses comptes personnels....
Tels sont les les
principaux points de la déclaration de Jean Bianconi, qui donne plus de vingt
ans après, sa version de l'affaire d'Ouvéa.
M. Kassovitz a réalisé
un long métrage. P. Legorjus a écrit deux ouvrages, le général Vidal lui a
répondu dans un autre, le général Picard a écrit un livre très documenté en 2008 (Ouvéa, quelle vérité, LBM
2008)... Des documentaires (dont certains militants) ont été réalisés. Et
puis, juste après l'affaire, quelques journalistes (dont je suis) avaient déjà écrit.
Il faudrait maintenant regarder cette affaire de manière apaisée. L'heure des historiens n'est-elle pas enfin venue ?