Pour Benjamin Massieu « Kieffer a ouvert une nouvelle page » le 6 juin 1944

L’historien Benjamin Massieu a écrit la préface de Béret vert, réédité cette année, par les éditions Pierre de Taillac. Ce livre a été écrit par le commandant Philippe Kieffer et publié pour la première fois en 1948.
Une excellente idée à l’heure où nous apprêtons à célébrer le 80e anniversaire du Débarquement en Normandie. Le 6 juin 1944, Philippe Kieffer et ses 176 hommes du 1er bataillon de fusiliers marins commandos sont les seuls Français à débarquer avec les Alliés.
Un symbole.

Benjamin Massieu @DR

Lorsqu'on évoque les Français présents le 6 juin 1944 un nom émerge, celui de Philippe Kieffer ?

C'est devenu un personnage emblématique et c'est bien normal. Rares sont les unités dont l'histoire est autant liée à celle d'un homme : il a créé et commandé ce groupe du début à la fin de la guerre (à l'exception des dernières semaines durant lesquelles il a été nommé à des fonctions politiques mais il n'y avait plus de combats). Cela aurait pu être une unité commando parmi d'autres mais son engagement le 6 juin 1944 a fait d'elle un symbole extrêmement puissant et a assuré sa postérité.
Le véritable nom du "1er bataillon de fusiliers marins commandos" est ainsi souvent oublié derrière ce surnom de "Commando Kieffer". Certains puristes considèrent que ce n'est qu'une appellation médiatique et il est vrai qu'elle est plus facile à retenir pour le grand public. Mais dès les années 1960, on la retrouve dans la presse et certains vétérans se définissaient comme "des Kieffer" ou "des gars de Kieffer" donc nécessairement cela a assuré la postérité du personnage.

Ce n'est qu'au début du XXIe siècle, donc récemment, que sa notoriété s'installe ?

Kieffer a tout de même bénéficié du succès de son livre (très important de son vivant) et de la place qui a été faiteaux commandos dans Le Jour le plus long. Toutefois, sa disparition prématurée en 1962 a créé un vide, accentué par le fait que de Gaulle a refusé de célébrer le Débarquement en Normandie en 1964. À ses yeux, s'il y avait eu des Français engagés, cette participation était trop marginale pour être mise en avant. Il valait mieux se référer à des batailles comme le Débarquement de Provence où les Français avaient tenu le premier rôle. Ce n'est qu'à partir de 1984 que le Débarquement en Normandie entre dans la mémoire collective occidentale comme l'événement charnière qui allait précipiter la fin de la guerre et ramener la paix en Europe. François Mitterrand a donc organisé les cérémonies du 40e anniversaire qui sont un tournant et il est le premier à être venu à Ouistreham rendre hommage aux commandos français. Toutefois, le récit du Débarquement étant très américanisé, rappeler la place de Kieffer et ses hommes c'était faire des Français des acteurs de cette journée, et pas seulement des spectateurs qui attendaient d'être libérés. Jacques Chirac a donc décoré les derniers survivants de la Légion d'honneur en 2004 et sous le mandat de Nicolas Sarkozy, le seul 8 mai en dehors de Paris a été fait à Ouistreham pour baptiser une nouvelle unité de commandos marine du nom de "Commando Kieffer". Il y a ensuite eu la cérémonie internationale du 70e anniversaire, 6 juin 2014, à Ouistreham à nouveau, des documentaires TV de plus en plus nombreux… Autant d'éléments qui ont fait accéder cette unité et son chef à une notoriété nouvelle en faisant d'eux l'incarnation de la France, le 6 juin 1944. Ils ne sont pas célébrés parce qu'ils auraient été plus héroïques que d'autres. Ils sont célébrés parce qu'ils sont un symbole.

Philippe Kieffer, un homme qui n'avait absolument aucune prédestination pour diriger des guerriers ?
Beaucoup de Français libres n'avaient aucune expérience militaire, mais il est vrai que pour son âge et ses fonctions Kieffer est un ovni. C'est la guerre qui lui a permis de se révéler comme un chef de guerre. Il n'avait aucun contact avec le monde militaire avant 1939 puisqu'étant en Haïti (où il est né) lors de la Grande Guerre, il n'avait pas pu être mobilisé et n'avait même pas fait son service. Lorsqu'on le mobilise en 1939, il n'a donc aucune expérience militaire. Il est haut responsable dans le milieu de la finance depuis près de vingt ans. On fait donc de lui un secrétaire puis un interprète et on le cantonne à des fonctions administratives jusqu'en 1941 où, souhaitant participer activement au combat, il demande à suivre une formation d'officier fusilier marin. C'est alors qu'au début de l'année 1942, la possibilité de créer une troupe française pouvant servir auprès des commandos britanniques va apparaître. On connaît la suite.

La description que livre le commandant Kieffer du 6 juin notamment, est précieuse ?
Elle est précieuse car il est un acteur majeur des événements qui se produisent dans le secteur du casino de Ouistreham. C'est même l'homme clé. Mais il faut aussi avoir conscience qu'elle est partielle car il n'évoque pas les combats menés par plus de la moitié du bataillon avec lequel il ne se trouvait pas. Il commet aussi certaines erreurs et confusions, que l'on a pu depuis mettre au clair en recoupant les témoignages d'autres commandos.
Son témoignage est aussi très précieux pour d'autres combats ou escarmouches qui n'ont pas donné lieu à la rédaction de rapports.

Ces Français du Jour J auxquels nous nous intéressons sont les seuls à partir à l'assaut sur terre mais d'autres sont présents sur mer ou dans les airs ?
Tout à fait. C'est ce que j'ai voulu montrer il y a cinq ans en écrivant mon livre sur Les Français du Jour J. On savait qu'il y avait eu d'autres Français mais on avait à peu près aucune info sur eux (à part les SAS) et sur ce qu'ils avaient fait ce jour-là. On ne savait même pas combien ils étaient. J'ai donc entrepris de les recenser et de relater leurs actions.
Outre les 177 commandos, il y a donc 36 parachutistes précurseurs du 2e RCP (4e SAS) qui sautent sur la Bretagne, et au moins 3 autres qui sont déployés en Normandie le Jour J pour servir d'interprètes (j'en avais recensé deux à l'époque dont un que j'ai pu rencontrer et recueillir son témoignage). Grâce aux journaux des squadron de la Royal Air Force auxquels sont rattachés les groupes de chasse et de bombardement français, j'ai également pu recenser 227 aviateurs français engagés ce jour-là (dont quatre y laissent la vie). Les plus nombreux sont les marins que j'estime à plus de 2600, présents à bord de douze navires. Si j'ai pu retrouver ou reconstituer certains effectifs comme ceux du torpilleur La Combattante ou la frégate Escarmouche, je n'ai pas pu le faire pour beaucoup d'autres où je dois donc me contenter de l'effectif théorique. C'est pour cela que je dis qu'il s'agit d'une "estimation" : ce chiffre reste à affiner mais on a au moins un ordre d'idée. Ils n'ont certes pas combattu sur les plages et ne rentrent peut-être pas dans cette image d'Epinal du 6 juin mais leur rôle a été important. Les marins de La Combattante ont pris des risques importants le 6 juin au matin pour neutraliser un blockhaus qui menaçait les troupes de débarquement et plusieurs membres de l'équipage ont ainsi été blessés.
J'ajoute que ce chiffre de 3000 ne considère que le seul 6 juin. Si on s'étend à l'ensemble de la bataille de Normandie, on atteint plusieurs dizaines de milliers de combattants français engagés (dont la 2e DB à partir du mois d'août). Cela reste peu, certes si on le ramène aux effectifs engagés par les Alliés.

En quoi "Béret vert" est-il un livre fondateur, comme vous l'écrivez ?

C'est un récit fondateur car c'est le premier récit de cette aventure et il est longtemps resté le seul. C'est le récit d'un témoin et le premier d'entre eux : le fondateur et le chef de cette unité. Il a donc constitué une source de premier ordre et a influencé tous les récits ultérieurs sur le sujet, y compris dans ses erreurs, ses ellipses, dans l'image des commandos qu'il a permis de construire. Dès 1956, il a permis à Cornelius Ryan de découvrir le rôle de ces Français alors qu'il était en train d'écrire Le Jour le plus long, adapté ensuite en film. Et que l'on aime ou pas le film pour sa représentation fantaisiste, il a longtemps constitué une vitrine, un moyen de ne pas oublier la participation de ces Français.

Quelle place occupe Kieffer et ses hommes chez les commandos marine contemporains ?
C'est un personnage fondateur. L'action de Kieffer et ses hommes est tout de même prestigieuse : "Les seuls Français à avoir débarqué". Au-delà de ce symbole, de ce rôle de père fondateur, je ne suis pas sûr qu'il représente grand-chose d'autre. Lorsque je rencontre les jeunes fusiliers marins ou commandos marine, ils en ont tous entendu parler mais peu connaissent concrètement cette page d'histoire. Mais il y a une demande, un véritable intérêt et je trouve ça beau. Le 6 juin est devenu un événement fondateur des traditions de la spécialité, dans sa symbolique, beaucoup plus connu des jeunes que Dixmude ou Bir Hakeim qui sont des combats non moins glorieux et non moins héroïques dans l'histoire des fusiliers marins. Mais Kieffer a ouvert une nouvelle page : désormais il y a les fusiliers marins, et les fusiliers marins brevetés commandos. Une grande partie de la symbolique des commandos est issue de l'unité de Kieffer (béret, badge, noms de certaines unités…). Il faut simplement veiller à ce que tout cela fasse sens auprès de chacun.

Béret vert, Philippe Kieffer, préface de Benjamin Massieu, Editions Pierre de Taillac

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