"Selva", un mot lié à l’identité du 3e REI

 

C’est un live pertinent qui marque les 50 ans de présence du 3e REI en Guyane. Utile par l’apport des plumes qui ont collaboré à sa rédaction, par ses illustrations, par évidemment son contenu à savoir les missions du régiment légionnaire dans un cadre spécifique. Mais il y a autre chose qui a attiré mon attention lorsque l’éditeur, Pierre de Taillac m’a parlé de celui qui a coordonné l’ouvrage. Il s’appelle Quentin Gomel, le capitaine Quentin Gomel. Un officier certes, un saint-cyrien effectivement, mais un normalien. Un profil qui m’a intéressé et qui a conduit à cette interview. Précisons que ce trentenaire (31 ans) a retrouvé aujourd’hui la 13e DBLE après avoir commandé dans le département français d’Amérique du Sud, le Centre d’entraînement en forêt équatoriale (CEFE).

Que signifie "Selva" ?
« Selva » est un mot portugais signifiant « jungle ». Il est très employé au Brésil, notamment au nord du pays, qui comprend une grande partie de la forêt amazonienne. Au fil des échanges entre le Brésil et le 3e REI, mais aussi au fil des apports internes à la Légion par les légionnaires lusophones - c’est toute la richesse du « français Légion » - le mot s’est répandu pour désigner aussi bien un signe de salutation, l’acceptation d’une mission reçue, un remerciement ou encore un synonyme de « en avant ! ». Plus qu’une « coquetterie langagière et exotique », ce mot représente pour moi un esprit, celui qui unit dans la fraternité d’armes des hommes ayant connu toutes les difficultés que le milieu équatorial peut représenter. C’est un mot intrinsèquement lié à l’identité du 3e REI et à la pratique d’un français vivant, dans ce cadre très singulier qu’est la Légion en outre-mer.

Vous avez commandé le Centre d'entraînement en forêt équatoriale (CEFE). Comment ressort-on de cette expérience ?
Déjà, comment y entre-t-on ? Pour servir au CEFE, il faut être instructeur commando et breveté du stage Jaguar. Il faut donc déjà satisfaire à des épreuves d’aguerrissement exigeantes et disposer pour cela d’une vraie motivation, d’une volonté de se dépasser. Ensuite, il faut accepter de vivre deux ans au milieu de la forêt, dans la commune de Régina, à environ 2h30 de Kourou et plus d’une heure de Cayenne, dans une région particulièrement isolée. C’est un vrai choix de vie. Mais l’aventure en vaut assurément la peine. En effet, l’autonomie ainsi que le niveau de responsabilité sur place sont extraordinaires. Le chef de centre est garant des stages conduits au CEFE (environ 3000 stagiaires par an) et ne dispose d’aucun « filet de sécurité », dans un environnement hautement accidentogène. En raison de l’éloignement géographique du CEFE, condition de sa véritable immersion dans le milieu amazonien, le commandement du 3e REI délègue une grande part de responsabilité au CEFE en matière de commandement, d’instruction, de sécurité, de communication… Les personnels y servant sont par ailleurs des cadres et légionnaires aguerris, sélectionnés, aimant passionnément leur métier. En un mot, c’est une expérience pure du commandement d’une troupe d’élite dans un poste isolé. On en ressort grandi, endurci, accompli, fier d’avoir repoussé ses limites individuelles, et en ayant acquis une vraie maturité dans le domaine militaire.

Le milieu extrême, c’est immanquablement ouvrir le champ de l’extraordinaire ?
C’est l’extra-ordinaire au sens strict dans la mesure où tout l’environnement est différent de la France métropolitaine. Cela se ressent bien sûr dans la nature environnante, faite de forêts, de rivières, de tranchées boueuses, et de quelques routes pas toujours praticables. Mais également dans le cycle du jour et des saisons : le soleil se lève et se couche à la même heure toute l’année, la température est constante, il n’existe quasiment pas de saison (hormis une saison dite sèche d’août à octobre). Le temps que nous connaissons en Europe, qui a façonné notre être-au-monde et notre histoire, n’existe tout simplement pas ! C’est par ailleurs un milieu hostile, dans lequel la vie la plus simple est déjà exigeante : en Guyane, il n’y a pas de petit coin de campagne agréable, pour s’installer et éventuellement se reposer sans trop d’efforts ni de matériel. Partir sans matériel y est un pari plus que risqué. L’air est humide, la chaleur importante, tout l’environnement vous agresse : l’équipement s’abîme, comme la chair. Il est même aisé de perdre le chemin du bivouac… C’est pourquoi la Légion y dispense des instructions spécifiques, adaptées, demandant des aptitudes physiques indispensables. Enfin, partir en forêt est un véritable voyage initiatique, une confrontation à l’immensité et à l’inconnu : c’est s’ouvrir à découvrir des paysages que personne n’a vus auparavant, à emprunter des chemins perdus foulés par quelques poignées d’individus, c’est naviguer dans la brume des cours d’eau sinueux, à la fois beaux et menaçants.

Qui sont ces hommes qui passent au CEFE ?
Les stagiaires arrivant au CEFE proviennent d’horizons très variés : légionnaires du 3e REI bien entendu, écoles d’officiers (Saint-Cyr, l’EMIA), armée de l’Air, Marine, unités spécialisées, régiments en mission de courte durée… Dans la diversité de leurs profils, tous ces soldats ont besoin de se familiariser avec le milieu équatorial pour remplir leur mission. Bien entendu, le contenu et les méthodes de l’instruction sont adaptés en vue d’un seul but : élever le stagiaire, dans la difficulté certes, en le confrontant à l’échec si nécessaire, mais sans jamais l’enfoncer ou le brimer. Dans l’aguerrissement, il n’est pas difficile de faire « ramasser » n’importe qui, y compris des combattants endurcis. Ce n’est pas le but. Il l’est bien plus de chercher à leur apprendre, en les maintenant oui dans un état d’inconfort qu’ils ne chercheraient pas à maintenir par eux-mêmes, des savoir-faire concrets, des techniques de survie éprouvées, ainsi qu’une réflexion tactique in situ. C’est une vraie « andragogie »* !

Cet ouvrage c'est d'abord un hommage au 3e REI, héritier du régiment de marche de la Légion étrangère ?
Oui, la rédaction de cet ouvrage, à l’occasion des cinquante ans d’installation du 3e REI à Kourou, est une idée du colonel Poirier-Coutansais (chef de corps 2019-2022), portée par le colonel Royet (chef de corps 2022-2024). Bien que l’objet principal du livre soit l’environnement du régiment depuis cinquante ans - la forêt équatoriale -, il aurait été impensable de ne pas mentionner la riche histoire du 3e REI avant la Guyane, et notamment celle du Régiment de marche de la Légion étrangère (RMLE) créé en 1915, et notamment commandé par le général Rollet, le « père Légion ». C’est l’objet de toute la première partie de Selva, que nous devons au lieutenant-colonel Guyot, historien de formation et ancien commandant en second du 3e REI. Elle va directement à l’essentiel et ne se veut pas encyclopédique, afin de laisser suffisamment d’espace aux deux autres aspects livre : la forêt équatoriale et l’histoire récente du régiment.

Depuis un demi-siècle à Kourou ?
Le 3e REI est en effet installé à Kourou, en Guyane, depuis 1973. Avant cela, le régiment a connu l’Europe (1914-1945), l’Asie (1946-1954), l’Afrique du nord (1954-1962), et Madagascar (1962-1973) : il a été de tous les combats de la France et de la Légion étrangère, de la Première Guerre mondiale aux conflits liés à la décolonisation. Ces cinquante dernières années, il a pris part aux événements majeurs du territoire guyanais : aménagement du Centre spatial guyanais (CSG), construction de la route nationale 2 reliant Cayenne à la frontière brésilienne, expéditions profondes aux postes frontières les plus reculés, et enfin lutte contre l’orpaillage illégal. En un mot, l’histoire récente du 3e REI est intrinsèquement liée aux enjeux géographiques et sociaux de la Guyane, et à la préservation des richesses du territoire amazonien. Dans l’imaginaire collectif, il est le régiment de la Selva, allant « là où les autres ne vont pas » : c’est-à-dire un régiment complet durablement installé en outre-mer, capable de manoeuvrer en forêt équatoriale et d’instruire des soldats de toutes armées et de tous pays aux spécificités de ce dur milieu - c’est la mission du CEFE, dont j’ai été le chef au cours de l’année 2022-2023.

Vous êtes normalien (lettres), pourquoi le choix des armes ?
En réalité, mon engagement précède ma formation littéraire. En effet, j’ai d’abord voulu m’engager comme soldat, à 18 ans, dans un régiment parachutiste. Ce milieu, totalement inconnu pour moi, me fascinait : j’y avais vu des hommes entraînés, soudés, déterminés, ainsi qu’une imagerie et des traditions presque archaïques, mais ô combien belles et actuelles, qui évoquaient une forme d’héroïsme intemporel. Pendant ma procédure de recrutement, les chefs m’ont recommandé de poursuivre mes études en vue d’un recrutement officier. C’est pourquoi j’ai repris mes études, avec pour objectif dès le début d’entrer à Saint Cyr par la voie des officiers sur titres (recrutement après un master 2). Dans ce chemin, l’ENS a bien sûr représenté un accomplissement intellectuel et universitaire. C’était également une forme de reconnaissance institutionnelle pour moi, qui ne connaissait absolument pas le monde des classes préparatoires ni des lycées militaires. Mais ce n’était pas mon objectif premier.

Un grand écart ?
Au premier abord, oui : l’ENS est un pôle d’excellence intellectuelle français, civil, formant essentiellement des enseignants ou des hauts fonctionnaires, et disposant aussi - il faut être honnête - d’une certaine tradition antimilitariste. La Légion étrangère est une institution militaire à part entière, caractérisée par une discipline, une hiérarchie et un esprit de corps très prononcés. Si l’on s’en tient à ces seules réputations, tout les oppose. Néanmoins, et fort heureusement, la réalité est plus complexe ! De même que la contemplation et l’action ne doivent pas être dissociées, l’intelligence critique n’est pas incompatible avec la voie des armes. Charles Péguy, Ernest Psichari et Blaise Cendrars, engagé comme légionnaire en 1914, que je cite par ailleurs dans l’ouvrage, en sont de bons exemples. Je n’ai pas voulu poursuivre la voie de l’enseignement universitaire essentiellement car je cherchais un terrain, une société humaine dans laquelle mettre en pratique les enseignements des anciens, que je lis toujours avec passion. Il faut considérer dans ce cas la vie militaire comme une praxis à part entière. En effet c’est cette confrontation à la diversité et à la dureté humaine qui permet d’éprouver notre volonté et notre rapport au monde. Le commandement, dans la solitude et dans les ressources qu’il mobilise - confiance en soi, écoute, goût du risque, capacité d’assumer ses décisions… - est une véritable école pour se connaître soi-même. Aujourd’hui, je commande la troisième compagnie de la 13e Demi-brigade de Légion étrangère (près de 200 hommes), et je n’ai jamais autant compris et aimé la devise de notre régiment : « More majorum, à la manière des anciens ».

Et pourquoi avoir opté pour la Légion ?
Je cherchais un monde à part. La Légion étrangère est une institution disposant d’une identité forte, d’un véritable esprit de corps, de traditions et d’usages singuliers reflétant sa grande histoire et l’immense richesse des « hommes sans nom » qui la composent. A commencer par la langue qui y est parlée - le français, mais simplifié et comme modelé par la diversité des langues d’origines - la Légion est une société militaire à part entière, un « monastère d’incroyants » (Antoine Sylvère, Le Légionnaire Flutsch). C’est également une société dure, qui a conservé des attitudes et des habitudes martiales, en raison de son recrutement qui suit avec beaucoup plus de pesanteur l’évolution de la société que la population française. Pour un chef enfin, c’est une institution où l’on n’a pas à s’excuser de commander : on nous reprocherait plus de ne pas assez occuper une fonction, que de trop l’occuper. En commandant une trentaine de légionnaires dans le poste isolé qu’est le Centre d’entraînement en forêt équatoriale, j’ai pleinement vécu une forme de liberté et d’autonomie (avec son versant de responsabilités) dans les confins de la forêt, aux côtés d’hommes sévères et passionnés. C’est une expérience unique. Pour terminer, permettez-moi de citer à nouveau Blaise Cendrars : « Être. Être un homme. Et découvrir la solitude. Voilà ce que je dois à la Légion (…) ».

*Andragodie : apprentissage des adultes

Selva, sous la direction du capitaine Quentin Gomel, Editions Pierre de Taillac.

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